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Ragilia & autres textes v2

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Ragilia autres textes 3

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Introduction 6 autres textes 8 Mousm 10 Boris l araign e 16 Le roi Dolcett 24 Les trois pleureuses 28 Un c phalorphore comme les autres 34 Le voleur de figures 36 Les loups 52 Ondine patine 60 Si je tait l Oc an 64 Squelette de lait 66 Lait rouge 70 Zazinthos 84 Une naissance difficile 106 Manjiku 112 Qui est Will 122 La couturi re 126 Futurmanifeste 132

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crite entre octobre 2017 et mars 2018 la premi re version de RAGILIA AUTRES TEXTES a t publi e en f vrier 2020 via la plateforme d auto dition Librinova Le livre a t disponible pendant un an en ebook et en papier l issue de cette tranche de vie j ai d cid d ajouter les textes que j avais crits entretemps et de refaire la maquette pour qu elle soit distribu e exclusivement via mon propre site 6 En 2023 j ai d cid pour la derni re fois de modifier la maquette en retirant la premi re partie RAGILIA pour ne laisser que AUTRES TEXTES J ai beaucoup appris en l crivant mais je n en suis plus satisfaite depuis longtemps que ce soit au niveau de la langue de la narration et des th matiques abord es Vous ne trouverez donc ici que les nouvelles fables et po mes que j ai crits entre 2017 et 2020 Bonne lecture 7

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autres textes toutes les lionnes rampant Paroles extraites de la chanson Ragilia de Brigitte Fontaine et Areski Belkacem Moi la lionne rampant 8 9

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Mousm 10 Argot pour fille facile I l y a fort longtemps pr s d un petit village vivait une jeune femme appel e Mousm Elle habitait une maisonnette en plein bois entour e d arbres noirs et pais Pourtant les hommes du village n h sitaient pas la rejoindre par monts et par vaux pour s allonger aupr s d elle Certains d entre eux taient mari s d autres taient veufs ou simplement esseul s Ce qu il faut savoir de Mousm c est qu en plus d tre magnifique elle avait le don de donner naissance de beaux et forts h ritiers Chose trange elle le faisait en dormant De jour comme de nuit elle gardait les yeux ferm s la respiration paisible et ne pouvait tre troubl e par le d fil d amants Une nuit une femme jalouse ou un esprit de la for t on l ignore lui vola sa somptueuse chevelure La malheureuse en perdit sa qui tude et son sommeil s agita En trois mois son ventre grossit comme en neuf Brusquement il se d chira et c est ainsi que Mousm enfanta de sa premi re et unique fille La bambine qui barbotait encore dans les entrailles chaudes de sa m re s cria Qui a troubl mon sommeil On n attendit pas le lever du jour pour coucher la nouvelle Mousm la place de sa g nitrice On n attendit pas un an pour la visiter car il n en fallut pas plus pour qu elle paraisse l ge de menstruer nouveau les hommes se penchaient sur sa silhouette assoupie et les jeunots comme les vieillards s enorgueillissaient contre son corps Chacun voulait y tre car la l gende de sa beaut hantait autant les badauds que les doctes Cependant aucun petit gar on ne grandit dans son ventre Peu importe qui se couchait avec elle elle ne fut pas grosse Les villageois sp culaient c est une mal diction de la for t mais les savants les rassur rent elle tait juste st rile La nouvelle tomba comme un couperet pour les sans lign e mais les autres ne cess rent pas les visites 11

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Un jour alors qu il tait en train de l treindre un b cheron eut une bien mauvaise surprise Mousm ouvrit les yeux et lui parla Il fuit d embarras et alerta ses compagnons de besogne Ensemble ils retourn rent la maisonnette et que ne trouv rent ils pas Des livres nombreux et opulents qu elle gardait bien cach s sous son lit Ils proc d rent un autodaf et s en rentr rent au village apais s Le lendemain le premier amant ne s attarda pas Mousm ne se taisait plus Non seulement tous les livres avaient retrouv leur place mais de nouvelles piles occupaient un mur entier On les br la encore et encore mais ils ne finissaient pas de doubler En d finitive on l abandonna sa lecture et les visites se rar fi rent Ainsi les maris regagn rent la couche conjugale Mal leur en a pris car bient t leurs femmes d sert rent aussi Chaque soir elles se retrouvaient l entr e du village et formaient des processions vers la maisonnette de bois Mousm tait plus habitu e la pr sence masculine mais elle leur pr f rait celle des femmes quand elles venaient partager son rudition De la philosophie de la science de l histoire elles s int ressaient tout Coites et captiv es elles coutaient ses paroles subjugu es par la clart de ces fen tres sur des mondes jamais entrevus auparavant Elles reprenaient le chemin du foyer peu de temps avant l aurore pour rejoindre leurs poux La situation empira pour ces derniers Ils taient livr s eux m mes sans linge propre ni d ner le soir Ils retrouvaient leurs jeunes enfants les malheureux dans les langes du matin Leurs femmes disparaissaient maintenant toute la journ e pour ne ressurgir que quelques heures avant de s vanouir dans la nuit On alla les chercher des apr s midis dans la maisonnette mais Mousm tait toujours seule tant que le soleil brillait On ne sut pas ce qui les occupait si longtemps 12 Une nuit alors que les hommes dormaient paisiblement dans leurs lits vides ils furent r veill s par des cris sourds mais puissants Torches la main ils sortirent du village travers rent la vall e et la lisi re de la for t puis arriv rent la maisonnette Leurs femmes se tenaient l entr e de la chambre C est qu elles avaient vu un bien affreux spectacle Mousm avaient t transperc e de part en part avec un poignard L objet la clouait par le bas ventre saignant en abondance sur les draps Elle tait toujours belle malgr un d tail elle avait t scalp e on lui voyait m me le cr ne Les hommes firent sortir leurs pouses Certains profit rent du corps encore chaud de Mousm avant de br ler l habitacle Les femmes ne protest rent pas Fig es devant le feu de joie la nuque lourde elles murmuraient ce qui semblait tre des pri res Le jour se levait peine quand ils prirent tous silencieusement la direction du village Apr s la mort de Mousm tout redevint comme avant Les femmes endoss rent leurs r les avec ferveur Elles nettoyaient la maison lavaient le linge levaient leurs enfants cuisinaient pour leurs maris L harmonie que seuls connaissent ceux qui restent leur place r gna de longues ann es dans le village Les enfants grandirent se mari rent et partirent pour d autres contr es Peu de temps apr s leur d part leurs m res moururent D apr s les hommes cette h catombe tait due la faiblesse de leur gent qui ne supporte pas d tre s par e de ses prog nitures Ils se croyaient plus robustes car bien en vie malgr des corps de plus en plus fatigu s Le temps passa encore et ils virent leurs enfants mourir de vieillesse Certains cherch rent une belle avec qui se remarier mais leur laideur et leur s nilit ne trouv rent gr ce aux yeux de personne Les foules les fuyaient les laissant leur solitude 13

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Il est dit que l heure o le ciel se couvre on peut toujours les voir tourner en cercle dans la for t sur une parcelle grise o plus rien ne pousse depuis des si cles Avec leur peau effrit e rugueuse et sale on dirait qu ils remplacent les arbres 14 15

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Boris l araign e R f rence la chanson Boris the spider du groupe The Who 16 L araign e gymnaste aguerrie tisserande par survie est une b te artisane qui bien qu occup e ne pouvait se d partir de l tonnante id e qu il y avait plus vivre D antan aventureuse elle avait voyag pendant pr s d un an sur le dos surann d un l phant blanc qu elle avait rencontr alors qu elle cherchait depuis longtemps acc l rer son trajet Elle resta sur ce dos d o elle put profiter d une vue imprenable et d une douce brise th r e Le blanc de la peau repoussait les assauts du soleil mettait par lui m me des faisceaux lumineux C tait un ilot une oasis de gaiet que rien ne troublait Les autres animaux en passant devant eux disaient ceci Alors alors Qui voil Un l phant en or est la plus majestueuse des cr atures Les oiseaux eux en passant au dessus complimentaient l araign e sur son choix et sa tenue Alors alors Que voil Araign e petite f e du logis quelle brillante demeure un brin trop voyante mais quelle belle carnation L araign e quant elle n coutait pas les compliments n admirait pas les terres arides ne se vantait de rien Elle tait absorb e par le d me bleu que jamais de sa vie elle n avait vu mieux Un jour elle dit l l phant hospitalier Aujourd hui je comprends ta lenteur je vois d o tu puises ta puissance Si je pouvais chaque instant regarder d aussi pr s les cieux crois le ou non mais je serais plus heureuse L l phant r pondit Allons allons ne me flatte point et ne t accable plus Tu oublies quelque chose petit tre velu c est que si je suis plus proche du ciel que tu ne l es ta hauteur naturelle je n ai toutefois que deux yeux Toi mon amie en as re u huit ainsi tu peux regarder plus amplement les cieux 17

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L araign e dit J ai de l ouvrage en attente je dois quitter ton nid mais je ch rirai ton souvenir comme ce que j ai de plus pr cieux Elle s installa o elle tait tomb e attendit patiemment que son je ne prenne fin Le soleil descendit puis se leva puis se coucha maintes et maintes fois mais l araign e n avait pas boug Elle avait cess d tre nomade car elle craignait de partir d habiter une r gion o le ciel est trop gris Soudain une tornade s abattit et l araign e tourna tourna s envola loin d ici Le vent la poussait vers des contr es inconnues et travers le courant elle supplia Arr tez arr tez moi maintenant je vous en prie j ai peur de manquer les reflets de la lune sur les collines de sables les reflets des toiles sur les lacs noirs Alors le vent retomba et dans son tourbillon un Kami apparut qui pris de sympathie d posa l araign e l o il l avait consenti Merci dit l araign e pour votre magie Puis je vous demander tant que vous voici comme votre pouvoir est grand si vous pouviez me grossir me rendre imposante Le Kami s exprima On me prie bien souvent d accomplir des exploits on me prie bien souvent d accorder des faveurs mais jamais je n entendis plus curieuse demande Si tu r clames un grand corps y tiens plus qu la vie je peux te gonfler d air jusqu ce que tu d passes tes ennemis L araign e refusa et prit cong du Kami puis partit en qu te d un nouvel abri Alors qu elle avait install une toile elle entendit tinter la ros e cristallis e sur ses fils tendus Le Kami tait coinc le pauvre se d battait et quand il vit l araign e l implora comme ceci 18 S il te pla t ma petite chasseuse je suis plein de soucis lib re moi et je te promets de te pr senter un ami L araign e abattit son oeuvre durement achev e hypnotis e par ailleurs par les couleurs des gouttes gel es Quelle triste r gion comme le froid est mordant g mit elle pourvu que de votre ami le logis soit plus accueillant Tu le trouveras tapi dans une grotte promit le Kami c est le moyen qu il a choisi pour se pr server de la chaleur qui touffe son pays Il souffla sur l araign e elle partit elle partit au dessus des nuages le Kami la portait Comme je voudrais rester ici chanta l araign e et alors ce serait fini de vouloir tre grande Ainsi donc c est cela que tu veux r pondit le Kami habiter dans le ciel te prendre pour un dieu Pour qu en l air tu puisses rester il me faudrait puiser tout mon souffle tout le temps et les autres en priver S rement tu dois savoir qu il ne faut pas y compter tu es trop petite et la fois trop press e L araign e redescendit sur de la terre ocr e bouillante comme la braise elle faillit se br ler Le Kami apaisa ses blessures puis quand il disparut l araign e tait dans une grotte face un ogre barbu Qui va l s cria le g ant Qui par hasard vient troubler ma retraite Si par m garde vous m avez pris pour un ogre soyez tranquille soyez assur e je ne suis qu un vieil homme un ermite mal ras Ne craignez point de d sordre mon interruption sera de courte dur e assura l araign e je viens en personne vous demander de me faire grandir autant que vous Votre ami le Kami m a lou vos talents aussi je me pr sente et vous supplie de m en faire profiter 19

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Petite araign e commen a l ogre me voil bien emb t car pour un autre tu m as pris En effet je ne connais pas de Kami mais mon g nie en revanche est s rement son ami Je consentirais bien s r vous pr senter l un l autre mais il faut pour cela que j aie y gagner Que puis je vous donner que vous ne puissiez pas avoir sans mon concours Mais je promets l avance de transporter sur mon dos un d sert s il le faut grain par grain je vous l offrirai r pondit l araign e Garde ton d sert garde tes richesses ordonna l ogre je n exige de toi qu un peu de compagnie Allons nous promener dans les environs si cela te dit admirer les astres et les terres d ici Viens sur mon paule petite araign e et profite de la vue Pour moi tu seras Boris Boris l araign e Boris et l ogre sortirent de la grotte et parcoururent le plateau L h te pas peu fier expliquait plein de vanit La couleur de ce sol m est due j en invoque de mon talent si le sable s est mu en du rouge sang J en ai gorg de vilains enfants pour que le paysage b n ficie d un si beau changement L odeur naturelle de peinture par bonheur carte aussi les intrus c est un intruticide ou une intrure j h site Pourquoi m obliger regarder vers le bas quand si pr s de nous s tire le ciel Comme il me tarde d tre de votre taille car avec mes yeux additionn s je serai des plus chanceux geignit Boris Ne sois pas si d sesp r dit l ogre je ne puis toucher le ciel m me le bras lev Demande plut t tre comme une montagne ainsi tu pourras galer un volcan et peut tre narguer les dieux s ils sont vivants L ogre d posa Boris sur son pied d mesur et sortit de sa chemise une lampe argent e Il cracha dessus et comme pour la faire briller la frotta fort avec sa manche d chir e Un clair un Zim un Zam un Zoum et de la trompe s extirpa une forme jaunie C tait lui enfin le g nie 20 Il se prosterna devant l importun et lui dit Merci ma tre de m avoir tir de mon sommeil encore un si cle ou deux et j aurais bris mes lombaires Servant m rite il est temps voici le moment de te donner mon dernier voeu Puisses tu r aliser ce que Boris l araign e te demandera lui dit l ogre Le g nie plissa les yeux car il tait si vieux il fallait qu il se rapproche un peu pour voir qui allait tre l objet de sa magie Boris s cria Je veux tre grand aussi grand qu une montagne Je veux d passer les for ts que dis je je veux d passer les nuages Le g nie tait une me avertie il lui promit de le grandir si seulement il ne changeait pas d avis apr s qu il eut dit Si tu deviens aussi grand qu un arbre que dis je aussi grand qu un dieu les hommes des b tes de bas tage voudront t abattre tout prix On peut leur reprocher leur faiblesse mais pas leur d termination ni peut on ignorer leur couardise quand la nature les domine alors crois moi Boris ils te tueront Dois je vraiment craindre qu une esp ce aussi mis rable soit elle puisse si arbitrairement tuer son entourage Je n en crois rien je n entends pas ce que vous dites alors transformez moi ou j irai trouver un mage et que a saute g nie Le g nie exau a ce dr le de souhait et Boris grossit grossit sans arr t jusqu ce qu il d passe les lacs les tangs les cascades les oc ans Merci merci gronda t il et il s en alla vers le Sud chercher un crat re pour commencer sa nouvelle vie Il avan ait tranquille et sans souci heureux simplement de regarder le ciel ainsi Jamais mon existence ne pourra mieux aller Je suis au comble du bonheur je n ai plus besoin d tre content 21

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Les villageois proximit l avaient vu venir car il ne pouvait plus se cacher Hommes femmes et enfants s taient pr par s avec des torches des fourches et des fl ches ils taient pr ts l liminer Ils coururent lui vengeurs de rien lui coup rent les pattes la hache lui crev rent les yeux avec une deux trois quatre cinq six sept huit lances lui br l rent le dos lui donn rent en punition une mort longue et atroce pour qu il ne vit plus jamais le ciel 22 23

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Le roi Dolcett 24 Dolcett est le nom d une paraphilie d signant le fait de vouloir cuisiner et manger des femmes Terme populaire pour d signer une femme aux moeurs l g res Colza en anglais se dit rapeseed que l on pourrait litt ralement traduire par graine de viol voir le travail de M lina Ghorafi Il s agit d une interpr tation car la racine du mot n a pas de rapport avec le mot rape J tais en margoton Le jour o j ai fan En c dant mon bouton un ogre affam Au d tour d un sentier Je cueillais pour papa Avec mon grand panier Un bouquet de colza Soudain il s leva Surgi du champ de fleurs Le visage du roi Dont jaunit la demeure Les oiseaux prirent peur Devant sa v h mence Quand crachant de fureur Il rendit sa sentence J aime mieux la viande rance celle sur ton squelette Mais pour punir ton offense Tu iras dans mon assiette Mon Saigneur je suis trop verte Pour tre votre festin Voyez plut t roi Dolcett Ce que je porte la main 25

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Plante tr s toxique Mon bouquet a le parfum D une charogne m rie Par le soleil du matin Ses p tales sont fl tris Pardonnez cette folie Et je promettrai au ciel De ne remplir par ici Plus que des sacs de groseilles Tu es assez demoiselle Pour devenir ma victime Donc je suivrai ton conseil Et changerai de r gime Ainsi payant mon crime En sage tributaire J aidai le magnanime mener ses affaires Mais depuis cet impair J ai cach en tribut Entre peau et brassi re Un bouquet de cigu s 26 27

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Les trois pleureuses 28 U ne immense montagne surplombait la vall e de bruy re De son sommet et le long de la rivi re qui scindait le bassin d valait un chemin de terre que peu d tres humains avaient foul Les habitants du village plant sur la montagne ne descendaient que rarement et les seuls voyageurs fr quents taient des animaux gar s Il vint une ann e o l hiver fut si rude que les b tes moururent et que les champs ne donn rent presque rien si bien que la famine emporta les plus pauvres habitants On les enterrait dignement et aucune c r monie ne se passait sans que l on fasse appel aux pleureuses Elles taient au nombre de trois trois soeurs sombres qui ne quittaient l enceinte de leur masure que pour pleurer les morts Ne se supportant pas les unes les autres mais n tant pas assez riches pour s offrir des maisons elles proc daient une s paration des t ches L a n e ne pleurait que de simples larmes de l eau sal e et am re elle pleurait pour les hommes Sur les joues de la deuxi me ne coulaient que des larmes de sang elle pleurait pour les femmes La benjamine n avait que des larmes de lait elle pleurait pour les enfants Il y eut tant d enterrements cette ann e l qu elles ne se voyaient pas souvent Chacune apr s avoir rempli son office ruminait seule ses chagrins L a n e tait veuve et n avait toujours pas t ses habits de deuil Elle voulait se remarier car la froideur de sa couche avait p n tr jusqu son me La deuxi me avait un jour grimp dans l arbre le plus haut de la montagne et r vait chaque nuit depuis de voyager au del de la vall e La benjamine se sentait le coeur creux apr s que lui ait t retir e la charge du seul enfant dont elle fut la nourrice 29

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En cette poque troubl e o les rues et les ventres se vidaient vint une vieille femme Les plus curieux habitants guett rent son arriv e apr s avoir aper u sa petite silhouette recroquevill e entreprendre la rude mont e Quand on vit son visage si rid si an anti par le temps on s tonna qu elle f t toujours vivante L trang re tait tr s g e certes mais la vitalit de ses yeux r v lait un esprit vif et une me d enfant Elle se pr senta la porte des pleureuses et frappa trois grands coups Qu est ce que c est demand rent les soeurs en coeur Je suis une amie et j ai besoin de votre aide dit la vieille femme Une amie Nous n avons pas d amie et n avons rien offrir d autre que nos larmes C est bien vos larmes qu il me faut J am ne avec moi le corps d un proche Est ce un homme demanda l a n e Non r pondit la voyageuse Est ce une femme demanda la deuxi me Non r pondit la voyageuse Est ce un enfant demanda la benjamine Non r pondit la voyageuse La porte s ouvrit Mais alors qu est ce que c est La voyageuse d ploya son bras et d couvrit une graine bien noire aussi lisse et ronde qu un caillou poli Elle promit aux soeurs une immense r compense si seulement elles consentaient enterrer la graine dans leur jardin et pleurer toutes les trois ensemble 30 Prenez garde pr vint elle Il faut que ce soit des larmes de joie Malgr l tranget de cette demande les soeurs accept rent Une fois la graine dans le sol elles se pench rent au dessus et pleur rent Je me vois dans une grande et magnifique robe blanche dit l a n e a en serait fini des habits noirs J ai pris un b ton et je descends au pied de la montagne dit la deuxi me C est ainsi je suis faite pour partir Moi j ai un enfant dans le ventre dit la benjamine Le voil dans mes bras maintenant je suis accomplie L eau le sang et le lait taient si abondants qu ils form rent une petite marre d o mergea d abord un bras puis une paule une t te un deuxi me bras puis un corps tout entier L tre naissant n tait ni un enfant ni un adulte ni un homme ni une femme Pour remercier les trois soeurs iel leur demanda ce qu elles d siraient le plus au monde car iel lui tait donn de r aliser et de cr er par sa simple volont Un mari un voyage un enfant r pondirent elles Tu veux un mari mais ce qu il te faut c est apprendre t aimer toi m me Tu veux un voyage mais ce qu il te faut c est apprendre tre courageuse Tu veux un enfant mais ce qu il te faut c est apprendre avoir une me mure Les soeurs redoubl rent de sanglots L tre fit pousser sur son cr ne une longue et paisse chevelure qu iel utilisa pour essuyer leurs joues Iel poursuivit 31

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Je ne peux pas vous donner ces choses car elles doivent s acqu rir par l exp rience Je vais vous fabriquer une charrette et des chevaux puis vous quitterez le village la montagne la vall e Vous partirez en qu te ensemble car vous d sirez toutes les trois la m me chose le bonheur mais il n y a pas de bonheur sans une connaissance profonde de soim me Iel leur ordonna enfin de ne jamais plus pleurer pour les autres Elles emball rent leurs maigres possessions charg rent la charrette puis disparurent pour toujours Apr s leur d part la vieille femme mourut L tre l enterra dans le jardin dans la m me terre que celle par laquelle iel tait n e En peu de temps la tombe offrit une r colte intarissable Ainsi il n y eut plus de famine dans le village 32 33

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Un c phalophore comme les autres 34 Les c phalophores sont les saints d capit s qui se mettent en marche la t te dans les mains L a t te dans les mains il avan ait ce c phalophore comme les autres imperturb par le sang d vers ses pieds et qu pongeait la tra ne de sa toge dans son sillage Il portait ses yeux comme des perles comme deux simples grains de bois sur un chapelet tout contre son ventre le v ritable berceau du coeur P lerinage infini ou errance ph m re on n aurait pas pu le deviner en le regardant car il avait l allure d un homme sans compas ni perdu ni press Un homme de myst res On aurait pu lui demander vers quels desseins sa lente marche le menait et peut tre aurait il r pondu qu il tait attendu quelque part dans des ann es ou qu il voulait fouler tous les chemins vierges de ses pas Forc ment il tait occup Sur son passage il tait aux ermites le go t de la solitude aux pr dateurs le go t de la chair et m me les troubadours s en retrouvaient muets C tait comme si cette fascination qu il suscitait jusque dans les imaginations les plus infertiles avait pris corps pour arracher du bout de ses doigts invisibles l essence des mes qu il croisait Il les ravissait en un instant Personne ne r sistait car personne ne d sirait vivre sans son patronage Ainsi il fut le plus grand conqu rant qui ait jamais exist lui qui traversa tant de terres et n en poss da aucune Un jour enfin quand des cailloux de tous les pays avaient trou sa peau il s arr ta au bord d une falaise et posa sa t te sur la pierre la plus haute peine ses mains eurent l ch l organe que son corps s effondra et rejoignit l oc an La foule qui l avait suivi hurla si fort que tous les oiseaux d sert rent le ciel La t te tr ne l depuis mais l usure du temps et du vent l ont rendue si grise qu on ne la diff rencie plus de la pierre 35

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Le voleur de figures 36 Lettre I Ma tr s ch re soeur Je suis bien heureuse d avoir de tes nouvelles aussi vite Je te l accorde ma premi re lettre tait bien g n rique mais c est que je te l ai adress e alors que je venais tout juste de poser mes effets dans ce qui allait devenir ma demeure Si en substance elle t a d ue sois assur e que celle ci comblera ta curiosit puisque tu la juges inassouvie en l tat des choses Je veux te rapporter la plus trange des histoires Comme je te l ai dit quand nous nous sommes vues pour la derni re fois au parc j ai pris mes plus belles possessions et je me suis install e J avais entendu dire que la vie tait bon march l bas et que ces Habitants taient d une excellente compagnie compar s aux f lons qui pullulent dans nos villes Je ne rechigne pas accorder cette l gende un semblant de v rit il y a ici en effet une simplicit tout fait charmante qui rend le commerce fluide entre les classes Je fr quente des enseignes qu on ne me verrait jamais ne serait ce que regarder d habitude mais les habitants sont si bons qu il n y a pas de d shonneur s adonner la boisson avec eux Je te l assure il y a de la vertu en chaque bougre et bougresse d faut de se convertir ont un respect tout fait sinc re pour nos ic nes et ne salissent jamais les noms saints Ce sont des travailleurs effr n s dont l existence gravite autour des corv es et des r jouissances Plus d une fois je fus assez bonne pour organiser dans mon jardin une f te de village Pour la premi re je fis construire une estrade et jouer une troupe de th tre amateur mais ce ne fut gu re probant Les m choires churent comme si 37

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les muscles s taient transform s en guimauve alors Tu penses bien Je rectifiai mon erreur la fois suivante et pr parai plut t un grand feu dans lequel on fit chauffer du vin et griller trois porcs Quelles festivit s Telles que je me les tais imagin es pittoresques et joyeuses Nous b mes et festoy mes jusqu au petit matin au d but duquel la plupart nous quitta pour aller travailler encore et sans l ombre de fatigue Une poign e de dix personnes resta autour du feu et un brave homme du nom de P fut bien content de me raconter une histoire qu il dit tre vraie Cela s tait pass dans ce village m me il y a bien des ann es La voici telle que je m en souviens Il fut une fois o alors que la couturi re du village menait son ouvrage l entr e on l entendit crier comme une damn e Elle accourut la grande place et jura par tous les dieux qu un esprit lui avait vol son visage On lui demanda de s expliquer et elle dit qu elle s tait vue approcher comme dans un miroir le m me ouvrage la main cousant mais un peu mieux et plus vite Si c est un esprit lui a t on r pondu ce que tu es na ve de penser qu il ne t a d rob que ta figure Et l on alla l entr e voir de ses propres yeux le voleur susnomm Mais on ne vit pas de couturi re Ce n est pas une couturi re que je vois mais un berger s cria le berger Ce n est pas toi qu il a vol mais moi s exclama le menuisier Non c est moi affirma la laiti re Non moi brailla le forgeron Moi cria le b cheron Moi dit l oiseleur Et ainsi de suite jusqu ce qu hommes femmes et enfants aient chacun reconnu dans le voleur un double parfait 38 On porta l affaire en grande instance et les plus minents personnages interrog rent l intrus Qui tes vous Comment vous appelle t on Pourquoi me ressemblez vous demandaient les juges mais ils taient troubl s quand le double r pondait de la m me voix et avec les m mes mots que les personnes qui le regardaient On finit par le laisser aller et venir entre les habitations comme un fant me dont on ignore la pr sence pour continuer d exister et alors qu il croisait le b cheron il l aidait accomplir son oeuvre avec plus de dext rit que lui quand il croisait le forgeron il frappait le fer avec plus de force et puisqu on tait bon on lui offrait un breuvage ou un repas en gage de gratitude si bien qu au bout d un mois la moiti du village tait tomb e amoureuse d elle m me C est qu on avait fini par remarquer ses qualit s que son double tait plus habile plus endurant plus intelligent et plus beau L autre moiti par ailleurs tait jalouse de lui Une guerre clata au sein du village entre ceux qui voulaient tuer l intrus et ceux qui voulaient le pourvoir roi de la terre Apr s des bagarres et des disputes interminables on parvint un accord l intrus sera d coup en autant de morceaux qu il y avait d habitants Hommes femmes et enfants particip rent Chacun re ut sa part et chacun fut absorb comme par leur reflet dans un miroir jusqu ne faire plus qu un S ils fusionnaient ou si l un disparaissait au profit de l autre jamais on ne le sut mais depuis ce jour on travaillait mieux et l on vivait plus longtemps ce moment du r cit je demandai P s il tait luim me ou un morceau de l intrus ce quoi il r pondit Personne ne sait Personne ne doit savoir et je fus trop effray e pour souffrir leur pr sence je pr textai la fatigue pour les faire sortir de mon jardin 39

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Depuis ce jour ma ch re soeur je vois dans leurs vertus quelque chose de contre nature et pourtant je ne peux les r cuser car ils sont en tout point irr prochables Je me trouve face un dilemme dans lequel il m est difficile de distinguer les couleurs c est pourquoi je me tourne vers toi puisque la providence a voulu que nous soyons jumelles et nous a inculqu par cela une compr hension inn e de ce qu ont pu ressentir les habitants la vue du voleur de figures Voici en quelques lignes les id es qui m opposent si toute l affaire est vraie je ne peux pas croire qu elle soit l oeuvre de Dieu mais plut t du Malin que d duire alors de sa nature puisque le seul mal caus fut d avoir effray un peu les habitants Et si l affaire est fausse je suis d autant plus piqu e dans ma curiosit que se soustrait ainsi l explication de leur endurance surhumaine Dans le premier cas mon honn tet endurerait d avoir admettre une chose que je crois fausse et dans le deuxi me mes tourments ne se finiraient pas En somme l issue de l une me transformerait en ren gate l autre en ignorante et je suis dor navant bien trop engag e sur la voie de la v rit pour songer reculer ou progresser l aveuglette Cet tat d atonie spirituelle m indispose tant que je bredouille quand je prie et que je n ose plus rien demander au Saigneur Toi qui as reni le culte serais tu en mesure de m apaiser Se pourrait il que tu aies toujours eu raison Toute toi A N 40 Lettre II Ma tr s ch re soeur ma tr s ch re A Ta lettre a en effet surpass mes attentes et je suis encore toute impr gn e de tes motions en crivant ces mots Si la mienne a mis plus de temps te parvenir que ce que tu esp rais voici l explication je vais crire une premi re partie puis je finirai sa r daction apr s avoir conduit des recherches pour tenter autant qu il m est possible de le faire de prouver que tes craintes sont sans fondement Bien s r je voudrais t crire qu il ne s agit que d une fable et c est d ailleurs ce que mes doigts traceraient par instinct si je ne t adorais pas autant que je t adore Tu n es point une enfant que l on dupe sans habilit et je te connais si bien que je ne peux balayer tes appr hensions comme si elles taient poussi re Par bonheur mon mari a un ami qui est th ologien et je suis certaine de pouvoir obtenir une entrevue dans les prochains jours J ai moi m me quelques pr occupations dont je ne pr f rerais pas t encombrer mais que je ne peux pas te cacher plus longtemps puisqu elles te concernent autant que moi L orphelinat o nous avons grandi est en passe de devenir un grand magasin d toffes Plus aucune m re n abandonne ses enfants para t il et les accouchements sont de moins en moins fatals tant et si bien qu il n y a plus d orphelins mais beaucoup de m res v tir C est une nouvelle dont il faut se r jouir mais j ai le coeur serr de voir dispara tre le dernier vestige d une enfance si lointaine Nous sommes des dames maintenant Et c est si d finitif que les preuves que nous avons t autrement s effacent d elles m mes 41

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Je reviendrai cette lettre quand j aurai de quoi dissiper tes peurs ma soeur je n ai plus aucun ajout faire Je ne crois pas la magie ou quelques manifestations surnaturelles mais j ai foi en nous puisses tu ressentir par la force de nos liens tout l amour que je t envoie cette nuit Ma ch re soeur tu dois estimer les efforts que je mets dans mes explications alors qu il m appara t que je justifie une farce et la renforce dans ton esprit J ai quand m me tenu tes affres pour les miens et voil que je reviens tout juste de la maison du th ologien Bien qu il ne m ait lui m me pas beaucoup aid dans mon entreprise il a suffi que je mentionne le nom du village d E pour qu il m ouvre l acc s la partie restreinte de sa biblioth que dans laquelle il range tous les crits qu il juge trop fantasques pour lui servir Il m a gracieusement autoris emprunter un livre Ainsi je l ai sous les yeux et j aimerais recopier ici un passage qui m a sembl int ressant pour l affaire qui nous occupe Les crits abondent sur le sujet de l me soeur de la g mellit mais aucun n est plus m me d expliquer notre soif insatiable d amour qu il soit sexuel romantique ou fraternel que celui de Platon en la mati re dans Le banquet Il d fendait qu au d but de l humanit nous tions form s de deux corps que nous tions comme des boules quatre jambes quatre bras quatre oreilles deux visages deux sexes et qu il existait donc trois configurations une o les deux sexes taient f minins une o les deux sexes taient masculins et une o il y avait un sexe f minin et un sexe masculin Pour nous punir de notre insolence les Dieux nous auraient s par s en deux cr ant par l une nouvelle g n ration incompl te dont le d sir le plus fondamental est d atteindre 42 son autre moiti sans quoi nous sommes des cr atures affaiblies C est une qu te de toute une vie et l apog e du bonheur r side dans la certitude d avoir r cup r son me soeur son jumeau Il est bien normal de s garer en chemin et de chercher r confort ailleurs mais il est certain qu une me esseul e ne trouvera pas de r pit tant qu elle n aura pas renou avec son double car si elle tait amen e se perdre vraiment elle consacrerait son existence chercher un substitut Tout me para t concorder avec ce que les villageois ont v cu Ce devait tre une me perdue cherchant parmi eux sa soeur et ceux dont elle a pris l aspect et la place en admettant que ce soit arriv le lui ont permis parce qu ils taient eux m mes seuls De ce fait tu ne peux pas tre sensible aux charmes du voleur puisque tu m as moi et que je t ai toi Il n y a qu une chose que j ai nonc e et sur laquelle je n ai aucun doute c est que tu n es absolument pas en danger Quant tes doutes religieux ils ne font que confirmer ce que je savais d j c est dire que tu es pleine de bon sens Aucune personne saine d esprit croyant ce que tu crois ne serait indiff rente cette histoire Tes questionnements sont naturels et m me ils gagent que tu es une honn te personne Si l issue de ta lecture ta foi s en trouve renforc e ajoute ceci ta liste de qualit s mais si tu renonces ta confession ne te laisse pas meurtrir par le manque de guidance car durant toute notre enfance ton affection fut pour moi d un clat enchanteur comme si j avais grandi dans la port e d un astre Tu tais l objet de ma foi il n y a pas d excuses pour que tu ne le sois pas pour toi m me Jetech ris R O 43

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Lettre III Ma tr s ch re R Comme ta lettre m aurait satisfaite comme elle m aurait t douce si elle tait arriv e un jour plus t t Ce que j ai v cu depuis hier va si parfaitement dans le sens inverse de ce que tu m as crit que j en viens penser que tu as provoqu le Diable et qu il m a envoy le voleur de figures pour se moquer de toi On m avait dit qu il avait disparu depuis des ann es et pourtant il s est r v l moi sous sa plus vilaine forme double Ma premi re r action a t de le fuir mais il m appela avec tant de tendresse et d une voix si m lodieuse que je me retrouvai chercher sa compagnie Il tait dans ma chambre et contre la lueur de la lune sa silhouette ne laissait aucun doute sur sa nature ses paules taient aussi carr es sa taille de la m me largeur et sa m choire pareille la mienne Je pleurai chaudes larmes contre son jupon et il me caressa la t te avec autant de pr venance que si ce fut toi Il murmura des choses que je compris mais que je ne saurai jamais exprimer avec des mots quand bien m me je recopierais les siens Il me promit une autre visite ce que je d sirais ardemment et redoutais la fois Je lui dis de se montrer en plein jour que je voie bien ce qu il m avait pris puis il s en alla par la fen tre Et le jour fut comme chaque matin mais j en fus surprise c est te dire dans quelle l thargie me plongea cette rencontre alors que le pire tait venir Mes doigts tremblent encore d voquer ce qui arriva peine fus je blouie par le soleil poignant qu il revint aupr s de moi Il s allongea dans mon lit et me dit Ne me reconnais tu pas et je 44 le reconnus bien pour quelqu un qui ne l avait jamais vu Est il possible que nous ayons eu une soeur Car le visage que je vis n tait ni tout fait le mien ni tout fait le tien n tait ni mieux fait ni moins joli que les n tres Ce devait tre sa vraie figure au voleur la voleuse Je jure sur ma plus pr cieuse possession je jure sur ta t te ma soeur que c est notre soeur Se pourrait il que nous ayons t tenues dans l ignorance pendant toutes ces ann es Cette pens e m emplit de compassion mais peine fus je touch e par ce noble sentiment qu elle se volatilisa entre deux battements de cils de sorte que je ne la vis pas partir et que je ne sus pas o elle se cacha Je suis rest e clo tr e chez moi toute la journ e pour r fl chir la mani re de formuler ma lettre afin que tu ne doutes pas de moi car cette histoire est si extraordinaire que je peux concevoir que tu me prennes pour une folle Je suis bien triste d apprendre la fin de notre orphelinat mais je t en prie rue toi l bas avant qu il ne disparaisse tout fait et renseigne toi sur notre naissance trouve une trace une preuve ou n importe Que nous tions trois dans le ventre de notre m re il en va de ma raison pr sent Danstespens es A N 45

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Lettre IV Ma ch re A Tu dois bien savoir ma soeur que loin de moi est l id e de te traiter de folle Je dirais m me que tu es plus clairvoyante que moi d une certaine mani re tu permets au moins aux nouvelles visions de p n trer ton cerveau tandis que moi je suis pareille une poup e rouill e dont les articulations effectuent toujours les m mes rondes Ah Comme j aurais aim tre ainsi pour que ce que je d couvris l orphelinat m ait moins troubl J allai hier m enqu rir des registres mais ne trouvai pas me qui vive au rez de chauss e Je montai au premier tage qui tait encore plus d sert qu en dessous les meubles ont tous t d barrass s puis au deuxi me puis lasse de d ambuler j appelai fort pour qu on vienne ma rencontre jusqu ce qu une jeune personne apparaisse en haut des escaliers Elle me demanda ce que je cherchai je r clamai les registres elle r pondit qu ils taient d truits au bout de dix ans et qu il tait peu probable que celui qui m int resse ait chapp ce sort Elle me conseilla plut t de trouver quelqu un qui travaillait ici durant notre enfance apr s quoi je m inqui tai de ce qu il tait advenu de madame J notre nourrice te souviens tu d elle Elle me dit Je suis d sol e de vous l annoncer mais elle est d c d e l ann e derni re puis elle me raconta comment elle mourut ici apr s de longs mois de lutte contre la maladie J tais sur le point de quitter l orphelinat pour de bon quand je vis madame J vers l entr e Je crus d abord une farce de mauvais go t puis je r solus de me convaincre de la bonne foi de la jeune personne qui avait simplement d confondre des noms J allai 46 sa rencontre et quel plaisir de la retrouver Ses rides taient plus creus es mais sinon elle tait la m me en tout point Nous discut mes un peu de notre pass commun et quand je lui renseignai le lieu de ton installation elle s exclama que le cycle tait boucl Je la pressai de m en dire plus et elle m avoua que nous tions n es l bas toutes les trois Je faillis tomber la renverse sous le coup de cette r v lation nous tions bien trois Notre soeur mourut quelques heures apr s notre m re puis plus aucun mot ne fut dit son propos alors elle fut oubli e de tous elle fut oubli e de nous Madame J me demanda pardon de nous l avoir cach et je le lui accordai Elle parut immens ment soulag e puis elle m embrassa sur la joue et disparut Je n ai pas trouv le sommeil la nuit derni re tant la pens e de notre soeur me tortura D cris la moi Comment est sa voix De quelle couleur sont ses joues Que va t elle devenir Jepense vous R O 47

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Lettre V Ma ch re Je ne puis pas d crire la d licatesse de notre soeur seulement l voquer par quelques images elle se porte comme une grande duchesse qui aurait voyag dos d ne pendant tr s longtemps fatigu e et amoindrie mais pas sans noblesse Alors que mes mains sont calleuses et que les tiennes sont ankylos es les siennes sont aussi lisses que celles d un nouveau n Sa peau est si molle et si fine qu on voit l int rieur de son corps vrai dire elle est si douce qu elle en para t malade Je la revis tous les jours d apr s sa premi re visite et je per ois un changement graduel de sa composition Elle est de moins en moins comme si elle s appr tait dispara tre et je crains que tu ne puisses jamais la voir H te de toi de me retrouver De nous retrouver Jet attends R N Lettre VI Ch re Il m est impossible de vous rejoindre pour le moment car une temp te s est abattue sur la ville ravageant maisons temples boucheries C est une trag die pour bien du monde moi incluse m me si notre habitation a t pargn e La route vers vous est impraticable mais d ailleurs aucune voiture n a r sist au vent et aux orages Maintenant je n ai plus qu attendre chaque jour nouveau avec impatience press e que je suis de partir Je pense vous nous et je ressens notre s paration comme une injustice Si pendant si longtemps nous n tions que deux qu entre nous nous avons maintenu le clivage entre celle qui doute et celle qui croit celle qui sent et celle qui pense celle qui refuse et celle qui ploie o est la troisi me alors Qu a fait notre soeur depuis tout ce temps Jeviendrai A O 48 49

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Lettre VII Ma A Si de nous deux il y a celle qui doute et celle qui croit celle qui sent et celle qui pense celle qui refuse et celle qui ploie notre soeur alors est celle qui esp re celle qui sait celle qui s adapte celle qui existe entre nos deux vies celle qui est meilleure Mais attends Elle me parle Par ma main elle te fait dire Qu elle fut incompl te autrefois mais que cette vie est r volue Qu il lui tarde que tu viennes qu elle puisse investir ton espace en elle Qu elle se sent partir sortir arriver en moi et bient t en nous Qu elle ressent de la peine que nous eussions t tronqu es Qu il lui sied mieux d tre enti re entre nous deux Qu elle n a rien nous voler mais tout nous donner Qu elle apporte la sagesse des morts Que m me si une mer se d versait sur le pays toi tu as la force de dix oc ans Nousteprions N O 50 Lettre VIII Mes chairs J arrive R A 51

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Les loups 52 Cette lettre fut retrouv e d chir e en plusieurs morceaux dans une vieille dition du livre Les contes d tanges que l on vendit sur une brocante comme un vestige d une poque r volue Le nouvel acquisiteur tenta tant bien que mal de la remettre dans l ordre avant de l envoyer au journal qui la publia Plusieurs personnes essay rent d intenter un proc s pour ind cence mais comme on ne connaissait pas l auteure on concentra tous les reproches sur le journal dont l image fut s v rement entach e L original de la lettre a t d truit ne laissant plus que des copies pour la post rit De nos jours on ignore si la confusion et la semblance folie de l auteure sont dues un assemblage maladroit des morceaux ou son tat d esprit perturb au moment de la r daction Aucune information ne fut d couverte sur le contexte et la destinataire 53

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Ceci est ma lettre d adieu Vous ne vous doutiez pas que je vous crirais un jour quelle ironie Vous tes celle qui meurt mais c est moi qui prends cong de vous en d finitive Apr s toutes ces ann es sans vous et vous sans moi j aurais cru que notre dissension se serait dissip e distendue mais je me figure d j votre moue de m pris quand vous lirez ces toutes premi res lignes d ue qu elles viennent de moi et non de lui Je me r conforte l id e des tourments que vous endurerez d ici la fin de votre lecture Vous avez renonc moi le jour o je suis n e Comme nous aurions pu nous aimer si j tais rest e dans votre ventre Quand bien m me je suis n e fille vous auriez pu me faire passer pour un homme r fl chir des heures un stratag me pour qu on ne remarque pas mes hanches M me cela je l aurais pr f r votre indiff rence Vous auriez pu m apprendre me tol rer mais au lieu de a j ai su me cacher de vous Ma plus grande erreur a t de vous priver d un fils aussi a t il fallu que vous priiez pour celui d une autre Miracle est le mot que vous avez employ il me semble quand un petit mis reux s effondra dans votre cour Une bouche de plus nourrir un enfant de plus laver il n en fallut pas plus pour vous donner foi en la providence vous redonner go t la vie Et je vous regardais le choyer plus que moi moi l appendice de votre ventre la tumeur que vous avez engendr e pour de bon pour de vrai Cet enfant tait bien un miracle miracul qui fut mon fr re bien plus qu il ne fut votre fils car vous l auriez pr f r davantage s il m avait d test Que vous m aimiez un jour tait impossible que vous changiez impensable et que vous quittiez ce monde sans savoir quelle haine m habite inconcevable Oh j esp re bien que 54 cette lettre vous ach vera Car j ai de bien mauvaises nouvelles pour vous Cette lettre est l occasion de r gler une bonne fois pour toutes mes diff rends avec vous Lorsqu elle vous parviendra j aurai d j migr bien loin et ne cesserai de bouger tant que vous serez vivante N esp rez pas retrouver ma trace la t che vous tuerait Mais voil que je me surprends penser que vous d penseriez de l nergie pour moi Quelle idiote M me sur votre lit de mort vos yeux doivent tre toujours aussi vides qu votre naissance et le pli de votre bouche aussi bas que le jour o je suis sortie de vous le battement de votre coeur aussi sourd que quand vous vous tes mari e Je vous hais enti rement P re fut chanceux de mourir avant ma naissance et de ne jamais vraiment conna tre sa femme l abominable croquemitaine la m g re la hy ne Pas une fois vous n avez honor sa d pouille je vous soup onne d tre soulag e de sa disparition lui qui jeta la disgr ce sur votre corps et votre lign e Tout ne se passa pas comme vous l aviez pr vu et vous tiez si d contenanc e si mal pr par e que vous avez pr f r vous en remettre cet enfant sauvage plut t qu votre propre chair Vous lui avez invent des fables pour faire ressurgir sa force Mon gar on Mais d o viens tu Tu as d tre lev par les loups et choisi par les Dieux Si sa naissance est un myst re sa mort ne l est pas Notre fugue tait pr vue depuis longtemps et j esp re vous tuer en vous apprenant que c tait son id e et non la mienne Il voulut s loigner de vous et m entra ner avec lui car de nous deux c est moi qu il aimait le plus Vous pensiez tre bonne vous l touffiez De ce fait vous touffiez son amour Il avait d cid de notre sort le jour o vous avez cuisin une tarte aux framboises Vous l aviez d coup e en deux les trois quarts pour lui et le restant pour moi Il l avait d 55

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vor e sans douter de la justesse de ce partage Il engloutit tout dans ses poings c est peine s il respirait entre les bouch es Je le revois broyer la tarte de ses doigts rouges avant de la porter sa petite bouche Et son petit estomac ne supporta pas le choc trop d amour trop de g terie il vomit toute la nuit Moi je n ai pas vomi mais je n tais pas moins malade C tait mon repas pour tout le jour et mon ventre criait mais les bruits des d jections de mon fr re recouvraient largement ceux de ma faim Et il continua de vomir indiff rent ma d tresse avant de se lover contre moi quand il se sentit mieux Le lendemain nous avons commenc voler des g teaux en cuisine et les cacher sous nos lits en pr vision Il fit aussi un caprice pour que vous lui achetiez un grand sac dos ce quoi vous avez c d sans trop vous faire prier Je me risquai m me demander des chaussures de marche mais vous m avez ignor e comme toujours J ai t oblig e de vendre quelques unes de vos perles un jour de march Notre fuite donc fut minutieusement planifi e Nous nous sommes d guis s en l un et l autre Lui dont le visage ing nu encore lisse put facilement tre fard et moi l erreur de votre nature me singeai en gar on Nous sommes partis par la for t apr s que vous ayez couru au feu que nous avions d clench vers la grange Je n imagine pas votre d sarroi quand vous tes revenue le soir d avoir perdu votre grange et votre fils M me la perspective d tre d barrass e de moi n a gu re d vous apaiser S il vous pla t dites moi que vous tiez triste que vous vouliez mourir Peut on perdre la t te par manque d amour Peut on la perdre cause d un trop plein d amour Nous n tions que deux errants des antipodes abrutis par notre avenir infini Trois mois nous avons v cu dans une for t Trois mois de quoi devenir des b tes des fous Je me serais transform e 56 compl tement si je n tais pas d j avant de fuir un peu une b te c est ainsi que vous m avez lev e il faut dire lev e non s rement pas abreuv e peut tre nourrie de rancoeur d coeurement Nous ne mangions rien que nous ne connaissions pas Pendant un temps nous ne cuisions pas notre nourriture pour viter de nous faire remarquer Nous restions le plus possible au soleil et ne nous arr tions que quand nous trouvions de l eau Alors avec un peu de chance nous attrapions des poissons mais c tait une bien maigre pitance pour mon fr re qui s tait habitu votre amour La vie tait rude le froid grignotait nos corps un peu plus chaque nuit mais aucune emb che ne pouvait entamer notre r solution La mienne en tout cas tait in branlable car je pr f rais manger de la terre prendre le risque d tre empoisonn e que de p rir petit feu l ardeur de votre hostilit Lui tait faiblard Plus d une fois il manqua de tomber dans un ravin ou de basculer d puisement quand nous marchions au bord d une falaise Ce n est pas ainsi qu il mourut Ce fut plus tard dans de bien pires circonstances Nous avions tabli notre refuge dans les hauteurs de l arbre le plus robuste de la for t car nous ne dormions plus au sol l o les loups pouvaient nous atteindre et nous d pecer Nous nous reposions tour de r le mais saisie d une insomnie je veillai avec lui cette fois l la derni re Comme dans une vieille l gende plus la lune tait claire et pleine plus les hurlements des loups taient d chirants et proches Et ils taient si puissants cette nuit Ils ne nous effrayaient plus car nous tions habitu s vivre leurs alentours et nous r fugier quand leur pr sence devenait trop mena ante Peut tre avons nous cru que nous tions leurs amis qu ils nous avaient compris L atmosph re aidant mon fr re me rapporta une histoire que vous lui aviez 57

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racont e para t il pour adoucir ses cauchemars Il avait r v le pauvre enfant qu il tait d vor par les loups et vous lui auriez dit que ce n tait qu une tape de transformation que comme il avait grandi avec les loups les loups voulaient le r cup rer et que par une magie ancestrale en le mangeant il devenait l un d eux Le plus fort le plus beau le plus sauvage de la meute Je l ai pouss m re Je l ai pouss de l arbre Parce qu il fallait bien lui faire la le on ce gamin qui m avait soustraite l amour maternel Lui apprendre qu il avait de la chance qu il tait terriblement g t Que je vous fuis moi oui mais lui quoi bon Je voulais qu il sache que vous tiez une mauvaise m re une m re menteuse mais lui enti re Avant tout je voulais qu il vous regrette Que dans ses derniers moments il vous appelle Il ne cria pas votre nom une seule fois Pas quand il d gringola les branches pas quand il se brisa les jambes et les c tes ni quand son cr ne se fendit sur la pierre Il ne dit rien Il me fixait horrifi par ce qui l attendait Sa bouche tait crisp e et sa gorge d j se remplissait de sang Il ne mourut pas quand le premier loup lui arracha la main ni quand un autre lui d chira le ventre Il ne mourut pas non plus quand la meute se partagea ses entrailles Ses yeux r vuls s taient tourn s vers moi et en souvenir de notre compagnonnage j ai soutenu son regard jusqu la fin J ai admir le spectacle assist au festin du destin du retour de b ton Il ne resta rien de lui Dans leur faim f roce les loups broy rent ses os aussi facilement que ses organes puis ils se repos rent les estomacs gonfl s certains sur le dos avec les p tes en l air comme de vulgaires gloutons qui auraient mang trop de tarte Mes yeux ne quitt rent pas leur endroit Le jour finit par se lever ils fuirent trop honteux de ce qu ils avaient accompli dans le noir Quelques uns chi rent sur le sol encore 58 rouge avant de d serter et mon pied tomba dedans quand j descendis C tait un peu de mon fr re que j crasais un peu de lui que je touchais Il me vint alors l envie folle de le manger moi aussi Je le fis plusieurs bouch es m me Une deux trois j arr tai de compter et avalai toute la merde Quel d lice quelle vengeance Certains morceaux taient gluants d autres encore chauds et il y en avait qui craquaient Et voil que j tais un peu lui Dans votre histoire il n y a pas de soeur pas de parasite pour le manger Que devient il d apr s vous dans ce cas Qu est il devenu en r alit Si vous avez nourri l espoir pendant toutes ces ann es qu il soit devenu un honn te homme quelqu un d important et de puissant vous r viez d un fant me Et cette pens e est mon plaisir le plus coupable Je vous hais Votre fille 59

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Ondine patine 60 L exquise enfant qui le Temps par son g n reux passage avait donn de grandes jambes de grands bras et un grand buste soulevait son paisse jupe soucieuse de ne pas la mouiller dans la neige Sa tenue n aurait pas pu tre plus inadapt e mais Ondine car c est ainsi qu elle s appelait aimait par dessus tout la sensation du vent sur ses cuisses Ses habits taient tous blancs sa peau d alb tre ses cheveux blonds elle fr lait dangereusement l invisibilit en avan ant dans ce paysage d hiver Seules ses joues rosies et les veines de ses mains bleuies par le froid signalaient sa pr sence aux chasseurs lointains Ses traces de pas taient distinctes de celles des autres animaux en cela qu elles n taient pas furtives pas f briles ni habit es par la peur de devenir une proie Ondine n avait de crainte que celle de ne plus pouvoir bouger sous le poids des tissus humides m me si elle les retroussait prudemment au sec Ainsi lentement elle allait en direction du lac gel abrit par la for t Il fallait d passer une deux trois quatre rang es de pins avant d en arriver au bord et s il y avait eu un curieux aux alentours pour la voir changer ses bottes contre ses patins argent s il se serait s rement assoupi entre le moment o sa silhouette tait apparue de derri re la versant et celui o enfin elle s tait arr t e pour se d chausser Le lac ressemblait un miroir tant le froid en avait verni la surface Quand Ondine ouvrit les jambes pour s lancer son reflet dit qu elle avait un go t pour la libert L enfant patinait patinait la folie namour e du vent de ses griffures glac es sur son front p le et l int rieur de sa poitrine Si elle avait bien une faiblesse c tait pour la volupt car n importe quelle sensation agr able l enivrait et endormait son bon sens Alors elle patina elle patina pendant des heures jusqu ce qu il soit propos de chanter 61

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Au pic de commissure D une pulpe abrasive S ch e en d chirure Coule une source vive Ma bouche se craquelle Saignant de rejouer Ma bouche se rappelle Une treinte invent e Au m me moment ses fameuses l vres laiss rent chapper un filet bouillant C est qu Ondine aimait trop le th Si l id e de souiller sa jupe l a d rang e ce ne fut que pour un court instant puisqu elle continua de fendre l air l air de rien Elle r pandait dans son sillage un jet de th qui n en finissait pas de s couler dans la plus parfaite indiff rence Mais les coups de patin de plus en plus ardus achev rent d ouvrir la glace d j fragilis e par la br lure de l urine Le miroir de craquela son reflet se brisa et Ondine en prise avec ses habits alourdis par l eau et la pisse et ses pieds emprisonn s par ses patins ne r ussit pas se hisser hors du gouffre au fond duquel elle se faisait emport e doucement Sa disparition causa quelques peines mais n emp cha aucune vie de reprendre son cours Des ann es apr s il arrivait encore que son ancienne nourrice pense elle en se disant Oui c tait une bonne enfant mais ce n est pas moi que manquerait une aryenne incontinente 62 63

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Si je tait l Oc an 64 L immensit de mon corps de ma capacit tend ses limites aux confins aux or es des plages et des rivages Tout n est que mon extension mon territoire J allonge mon bras et voici un d troit Je fais jouer mes phalanges et des secousses naissent des les Je roule mes paules et une montagne surgit chaque mill naire je m articule sur une silhouette neuve J ai dans la poitrine le ventre et les pieds des milliards de f ves f condes qui fr tillent dans mes courants dans mes inconstances Je suis en port es enceinte l infini L infanticide est le devoir immuable des m res et je suis la M re de toutes m res Mes enfants les beaux enfants dansent et se battent au creux de mes entrailles humides Je permets leurs batailles pour la raison que je suis le r ceptacle au fond trou par lequel passent la vie la mort puis la r surrection Mais si mon ventre est un h te hostile il se recompose sans cesse d apr s les spasmes et les humeurs de mes b tards Je ne les berce pas ce sont eux qui me d forment et me d chirent Ils s accommodent de ma passivit avec une effrayante aisance car je gracierai les plus m ritants Ma cruaut n a d gale que mon apathie En tyran placide je ne remarque que les vivants On me pr te parfois un teint d une bleueur singeant les cieux o je commence et o ils finissent nous ne nous sommes jamais unis aussi vif que fut le soleil aussi belles que fussent les couleurs qui nous d peignent aussi loin que f t l oeil qui nous a regard s C est l oeil si petit si imparfait du premier humain Il s extirpa de mon embrassade je lui appris marcher je l chai ses pieds sal s et il se leva je lui envoyai mes vagues et il s loigna 65

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Squelette de lait 66 En symbologie arch typale les os repr sentent la force indestructible On ne peut facilement les r duire Dans les mythes et les histoires ils repr sentent l me esprit qui nous le savons peut tre bless e voire mutil e mais se r v le pratiquement impossible tuer Femmes qui courent avec les loups histoires et mythes de l arch type de la femme sauvage Clarissa Pinkola Est s Le Temps trait l me a pressant de verser Une toute premi re trame C est le squelette de lait Les larmes d enfants En sont satur es Elles d valent leurs visages En cascades de perles D une clart plus clinquante Qu elles parent des gorges vertes Sit t sont elles fondues Comme reprises par les chairs Que de plus am res leur succ dent L est une le on Du squelette qui perle La douceur des pleurs N est sauve qu en R gression Ce squelette d ailleurs Est un savant assemblage De branches et racines pu riles Fourches et souches Lourdes des gouttes De sa s ve blanchie 67

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Hedwige Volkbein femme viennoise de grande force et militairement belle tendue sur un lit baldaquin Le bois de la nuit Djuna Barnes La mollesse de ses os Fait s affaisser les peaux Puisqu elles seules s paississent Le squelette en urgence S empresse d en sortir Mais sa chute s apparente un tr s lent accident Elle en a La brisure de la fin La cassure l arriv e L impact f brile Quand ses c tes se dispersent En milliards de r seaux Pouss c der Sa pulpe et son d sordre ses militairement beaux Successeurs d acier Car il n existe pas Plus docile qu un soldat Le squelette de lait Est l engrais du b ton arm Mais il arrive que poignent Des fleurs par les failles 68 FIN du squelette de lait 69

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Lait rouge 70 Je suis tout le temps en col re Pourquoi suis je tout le temps en col re Prompte m insurger bondir sur mes opposants les d chirer pleines dents mais je n ose pas Je suis bien trop polie Voil ce qui me met le plus en col re c est moi et moi seule qui m emp che de me mettre en col re pour de bon pour de vrai Je suis la col re pleine enti re Puis je donc en attribuer l origine au monde qui ne s adapte pas moi alors que je suis celle qui fait trop d efforts pour s adapter lui D truisez le puits au fond duquel je me recroqueville et je serai scell e jamais Mais comment tendre la main une ombre Comment regarder un fant me lui prouver qu il existe comme je voudrais n avoir aucun d sir de plaire et aucune peur de d cevoir Comme j aimerais tre invisible pour me mettre en col re rien quune fois 71

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T emp rance avait la t te ballante droite bas gauche haut elle ne souffrait plus cependant La lumi re des n ons ne flattait pas son visage les affres de l accouchement non plus Elle tait humide de partout c est peine si on lui avait pong le front et l entre jambes Ses cheveux si bien entretenus d habitude taient toujours coll s contre sa nuque tandis que son corps se rel chait Le nouveau n avait t prestement d pos sur ses seins lesquels avaient gonfl vue d oeil apr s la d chirure Le poids du petit corps en pressant sur ses mamelles produisit deux t ches travers sa blouse blanche C tait un fils ainsi qu elle l avait vaguement esp r Le nouveau n Temp rance avait du mal l admettre puisque pour elle aucun individu ne venait juste de na tre tous avaient v cu et chaque me tait vieille Mais cette me qu elle crut voir sur le front de son fils n tait pas humaine alors elle tendit le paquet de chair au loin en se d tournant La douleur s apaisait tout juste qu elle maudit les m res qui lui avaient promis que l entreprise serait comme indolore tant le miracle de la vie en valait le sacrifice Temp rance n avait aucun d sir de donner la vie pas une once d instinct maternel n infectait son caract re Quelles raisons poussaient alors une femme s infliger une preuve si vaine Comme pour annihiler ses tourments elle dormit pendant vingt quatre heures Les infirmiers inquiets mais pas assez ne la d rang rent pas quand l enfant r clama manger Il fut nourri par une sage femme tant que Temp rance tait inconsciente mais quand elle s veilla elle fixa le plafond un jour de plus les pleurs de son fils n y changeant rien Enfin elle brailla son tour car elle aussi avait faim Elle resta plus d une semaine trouvant pr texte tout pour prolonger son s jour comme autant de tentatives d sesp r es de repousser une ch ance La blessure de son 72 sexe se rouvrit au bout de trois nuits de myst rieux h matomes apparurent sur son ventre le lendemain et ses jambes sembl rent ne plus fonctionner par la suite Quand son ing niosit assez peu d velopp e s puisa tout fait elle fut renvoy e chez elle avec le b b Dans la voiture l y conduisant elle insista lourdement pour tre la place du mort bien moins effray e l id e de dispara tre qu celle de c toyer son futur Elle jeta un coup d oeil dans le r troviseur au d tour d une rue et quand le v hicule traversa la rivi re elle l imagina piler si brusquement qu elle vit le couffin bondir de la banquette arri re travers la fen tre et atterrir dans l eau emport vers l inconnu par le courant sans possibilit aucune de le secourir Nous sommes arriv s fut oblig de pr ciser le chauffeur pour la tirer de sa r verie Elle sortit et avait d j commenc entrer dans son immeuble quand il la rattrapa pour lui rendre son enfant Il souriait attribuant cette tourderie l ivresse que procure le bonheur d tre m re mais Temp rance fondit en larmes d s que la porte se referma Qu ai je fait Qu ai je fait Que dois je faire Qui de nous deux est le monstre Au bout d un mois les vingt kilos qui s taient accroch s sur ses hanches ses jambes ses fesses et ses bras fondirent compl tement et la fin du deuxi me elle tait plus mince qu avant sa grossesse Elle n en tait pas m contente jusqu ce que commence le mois trois L enfant avait tripl de volume Tandis qu elle s vaporait lui enflait vue d oeil tant il tirait sur ses seins Son app tit tait norme aussi avait elle pris l habitude de rester torse 73

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nu chez elle toute la journ e Non pas qu elle tait sp cialement soucieuse de le nourrir mais elle d sirait plus que tout le faire taire Comme si ses exigences n taient pas suffisantes ses pleurs lui semblaient particuli rement forts et cristallins compar s ceux des autres nourrissons Elle les touffait en fourrant ses mamelons crevass s dans le gouffre goulu puis il prenait il prenait sans jamais rien donner en retour Au bout de quatre mois son corps ne put plus supporter le traitement que lui faisait subir l enfant Il lui aspirait tellement de force qu elle s vanouit sur le tapis pendant une bonne demi heure Trente minutes durant lesquelles il ne cessa pas de hurler tant et si bien que des voisins du dessous tambourin rent la porte Temp rance reprit connaissance temps pour les cong dier puis machinalement elle porta son fils sa poitrine L attente l avait rendu d autant plus avide Quand elle le repoussa il avait la bouche barbouill e de sang Effray e elle le jeta presque dans son berceau et s empressa d ponger le lait rouge qui continuait de couler sur son ventre L incident se r p ta ponctuellement pendant pr s de deux mois puis le lait ne fut plus jamais blanc partir du d but du sixi me Elle lut qu il pouvait s agir d un probl me b nin ou d une maladie plus grave Peu encline chercher de l aide elle continua d allaiter son fils comme si de rien n tait esp rant secr tement qu il tomberait malade ou pire son grand dam il redoubla de ferveur t tant sa nourriture plus fort que jamais Temp rance atteignit alors un sommet d apitoiement Aveugl e par son d sespoir elle pr vit de l abandonner dans un parc Elle prit soin d en choisir un suffisamment loign de son quartier mais apr s tout personne n avait l habitude de la voir se promener o que ce soit L heure tait parfaite seule une poign e de per 74 sonnes tait pr sente Elle commen ait tout juste pousser sa charge qu une femme bien attentionn e elle m me garnie de rejetons se pencha sur le landau en passant la mine attendrie Comment il s appelle ce p tit bout d chou babilla t elle Temp rance ouvrit la bouche mais aucun nom n en sortit Elle ne savait plus si elle lui en avait donn un ou si elle l avait juste oubli Elle rougit un peu moins par honte d elle m me que d embarras d avoir t d masqu e Elle bredouilla un nom qu elle avait entendu la radio plus t t puis elle se d p cha de rentrer Le mois huit marqua ce qu elle pensait tre la fin d une p riode normale d allaitement Elle se risqua acheter des petits pots et quelques l gumes qu elle fit bien cuire jusqu ce qu ils ressemblent de la bouillie Petit petit elle int gra ces ingr dients au r gime de l enfant jusqu supprimer le lait rouge eut l effet de l enrager et pendant des heures des journ es il pleura en frappant l air de ses gros poings Temp rance tint bon pendant deux semaines au bout desquelles elle dut se rendre l vidence aucune nourriture n tait plus m me de le rassasier que son lait rouge D go t e par cette r gression son visage se tordit quand il goba son mamelon lequel commen ait tout juste de cicatriser Au bout d un an elle put utiliser un tire lait ce qui consistait dans ce cas une sorte de sevrage Quand elle ouvrait le frigo la nuit pour boire de l eau fra che la lumi re passant travers les bouteilles de lait projetait une ombre rouge sur son visage UNE VRAIE FEMME DOIT TOUJOURS SAIGNER QUELQUE PART 75

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Temp rance ne s habillait plus qu en rouge C tait comme si cette couleur avait pris treize ans infiltrer la moindre fibre de son existence Le soleil en se levant dans sa chambre tait rouge les rideaux qu elle tirait pour le masquer taient rouges son tapis ses ongles ses chaussures sa robe Son visage d charn tait aussi tapiss de sang l o les plus petites veines avaient explos sous le coup de l angoisse Son cuir chevelu que l on commen ait tout juste voir tait galement rougeoyant C est que la tristesse l avait fait vieillir pr matur ment Ce soir l tait la premi re fois qu elle essayait d inverser les effets du temps depuis qu elle tait m re et pour cause elle se pr parait retrouver un homme d Internet L id e tait s duisante tant qu elle tait virtuelle mais peine avait il propos une rencontre que l intensit de sa couleur s accrut Sa plus grande pr occupation l instant tait de masquer tous ses d fauts aussi appliquait elle une g n reuse couche de cr me verd tre en esp rant retrouver le teint uni que les ann es avaient corrompu Le n on de la salle de bain dont l clairage tirait les ombres de ses cils sur ses joues semblait tout aussi rouge que ses habits Elle s assit alors sur le canap du salon pour parfaire son maquillage apr s avoir ouvert la fen tre en grand mais toujours l atmosph re tait rouge Au bout d une bonne heure elle porta son miroir la hauteur de sa figure badigeonn e d au moins six substances diff rentes Elle effleura ses l vres sa m choire son front comme s il s agissait d oeuvres pr cieuses Elle ne s tait pas admir e ainsi depuis longtemps car elle ne se rappelait pas avoir t aussi belle un jour Il tait temps Avant de sortir elle rev tit une charpe rouge profond pour cacher son cou qui ployait puis elle jeta un regard vers la chambre de son fils Soudain elle se figea 76 Devait elle le laisser seul Ce n tait jamais arriv pendant ces treize ann es Contrairement la plupart des m res elle ne confondait pas amour et culpabilit Ses inqui tudes n taient pas celles d une g nitrice qui tient son enfant responsable de son bonheur elle Non sa seule pr occupation tait de mener son fils terme comme elle le pensait souvent c est dire de pouvoir l abandonner dix huit ans De ce fait elle n tait pas aimante mais pas agressive pour autant elle ne s tait m me jamais mise en col re contre lui Pour cette fois ci elle s tait promis de faire l impasse sur ses scrupules Elle referma la porte doucement derri re elle pour ne pas faire de bruit Elle habitait tout en haut de son immeuble Son appartement couvrait la surface enti re de l tage c tait le plus grand et le plus vide la fois Cela faisait des mois qu elle ne l avait pas quitt et c est d une main tremblante qu elle appela l ascenseur En l attendant elle jeta un coup d oeil par dessus la rampe de l escalier lequel se d roulait en spirale vers le bas vers l ext rieur Pour elle c tait comme s enfoncer dans la terre comme creuser vers la mort C tait comme marcher dans une tombe Elle fut prise de vertiges Elle se cramponnait fermement l extincteur contre le mur quand l ascenseur s ouvrit Le reflet que lui renvoya le miroir du fond l effraya c tait celui d une vieille femme qu on avait maladroitement essay de rajeunir et qui la lumi re naturelle tait aussi rouge que d habitude plor e elle se renferma chez elle en hurlant de rage Un cri touff lui r pondit Bient t ce fut comme si une entit trang re avait pris possession de son corps Elle se vit saisir un couteau de cuisine le plus long et le plus aiguis possible Elle se vit approcher de la silhouette ronde de son fils qui gesticulait sur son lit Il n avait grandi que de taille mais 77

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son aspect tait encore celui d un nourrisson d un grand b b de cent cinquante centim tres bien en chair et en bonne sant Elle le d visagea avec envie elle avait souvent fantasm de le d pecer pour rev tir sa jeune peau immacul e Elle brandit son arme mais alors qu elle tait sur le point de le frapper l enfant se l cha goulument les l vres comme s il tait incapable de pressentir le danger Temp rance suivit son regard c tait un biberon de lait rouge qu elle avait la main Elle le lui tendit puis laissa s chapper un soupir de soulagement non pas parce que ce n tait pas un couteau mais parce qu il lui arrivait encore de r clamer le sein de temps en temps et qu elle n aurait eu ni la patience ni la force de se pr ter ce caprice L incident tait peine clos qu elle se pr cipita pour crire un message son futur amant Avant je pensais qu intelligence et apathie taient synonymes jusqu au jour o je n ai plus rien ressenti et que je suis devenue b te Viens chez moi Il frappa sa porte quelques heures plus tard Quand elle ouvrit elle se tenait suffisamment loin pour que la lumi re de l ext rieur ne tombe pas sur elle Lui la vit telle qu elle voulait se montrer vaillante s duisante ancr e une femme sur son territoire Il entra dans l ombre avec elle D un pas il la rejoignit dans sa tour rouge Elle recula prudemment pour faire durer l illusion Lui au contraire l treignit comme s il tait reconnaissant Temp rance attendit qu il se d tach t puis 78 elle saisit sa main pour le guider jusqu la chambre Au pied du lit alors qu elle s tait d v tue et que la lune baignait son dos de rouge il tomba genoux en extase devant tant de beaut Pour lui tout ce qu il voyait tait d un raffinement infini les draps brillants les cadres vides le miroir bris sa peau tachet e ses clavicules saillantes ses mains immenses pos es sur ses hanches troites Il avait envie de lui dire ceci Tu es l inverse de l abondance tu es l oppos d un symbole de fertilit tu es s che comme du bois mort tu es juste ce qu il faut mais elle lui fit signe de se taire avant qu il n ait pu prononcer le moindre mot comme si elle avait lu dans ses pens es Elle fit glisser la derni re bretelle qui la s parait de son tat originel et il se cacha le visage Cela faisait si longtemps qu il n avait pas vu de corps nu qu il n tait plus s r d avoir le droit d en revoir un Avec tendresse elle lui d couvrit les yeux pour le sommer de la regarder Elle tourna sur elle m me d abord lentement puis de plus en plus vite jusqu perdre l quilibre et tomber sur le lit L ivresse qu elle ressentait tait moins due au tournis qu la pr sence de son invit Il s tait hiss pr s d elle en silence D un geste doux il caressa son corps d abord ses jambes son ventre son cou puis ses seins Pendant treize ans la peau de son fils fut la seule qu elle ait sentie contre la sienne ce moment l la sensation lui tait si trang re qu elle r agit par spasmes quand les doigts de l homme effleur rent le bout de ses mamelons Quelques petites gouttes de sang perl rent Pas le moins rebut il les l cha fi vreusement puis il prit son sein dans sa bouche et commen a boire Temp rance sentit ses entrailles se crisper et pour la deuxi me fois de la soir e elle clata en sanglots 79

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Si je ne puis plus avoir de relations charnelles ou amoureuses qui ne soient pas incestueuses j aime mieux rester ma solitude Quand bien m me je mourrai vieille je serai vieille mais pure Et ainsi m chappe ma derni re chance de me sentir normale Elle fut r veill e par des bruits de pas Elle releva la t te et plissa les yeux pour essayer de distinguer une quelconque silhouette dans le jour pointant Ce ne pouvait pas tre l homme de la veille elle l avait chass avant qu ils n entament quoique ce soit Il l avait regard pleurer avec des yeux ronds tandis que sa bouche barbouill e de rouge se transformait en un trou b ant sous l effet de la surprise et probablement de la d ception aussi Elle alluma sa lampe de chevet et poussa presque un cri en trouvant son fils quatre pattes c t de son lit Il n avait jamais appris marcher et n avait pas l habitude de se d placer de mani re g n rale Les deux se fixaient mutuellement attendant que l autre se manifeste Au bout de plusieurs minutes l enfant prit une inspiration et dit d une petite voix Maman C tait son premier mot Temp rance sentit na tre en elle quelque chose de tout nouveau Un semblant de fiert d amour maternel peut tre D un geste tremblant elle lui signifia de la rejoindre Cela n tait jamais arriv jusqu alors puisqu elle avait tout fait pour limiter leur contact au strict minimum et garder enti re son intimit L enfant s allongea sur elle et d un claquement de la langue qu elle connaissait bien il lui r clama manger Adoucie elle lui donna le sein un dr le de sou 80 rire tordant sa bouche Ce Maman ce petit appel tait une immense victoire Il n avait pas non plus pleur pour la faire se d placer mais il tait venu elle et elle vit en cela le d but d une certaine mancipation le d but de sa libert Un silence paisible s installa L enfant tirait du lait rouge un rythme r gulier Comme berc e par les succions Temp rance chanta Je voudrais tre mari e J irais p t tre plus aux champs Voil la belle mari e Elle va toujours aux champs Je voudrais tre enceinte J irais p t tre plus aux champs Voil la belle enceinte Elle va toujours aux champs Je voudrais tre accouch e J irais p t tre plus aux champs Voil la belle accouch e Elle va toujours aux champs mesure que ses yeux se fermaient et que sa voix faiblissait sa peau perdait sa couleur habituellement si vive Le fils t tait et il t tait aspirant par l m me les derni res gouttes de vie qui coulaient dans les veines de sa m re Je voudrais tre vieille J irais p t tre plus aux champs Voil la belle vieille Elle va toujours aux champs Je voudrais tre morte J irais p t tre plus aux champs Voil la belle morte Paroles de la chanson Enterr e dans son champ traditionnelle Je voudrais tre mari e 81

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Elle n tait pas tout fait morte quand il lui croqua le sein ni quand il arracha le deuxi me Elle respirait encore alors qu il finissait de les manger Il commen a ensuite lui l cher les doigts mais elle mourut tout fait avant de sentir ses dents lui briser les phalanges pilogue Temp rance nage Son corps n avait plus de poids Dans cette vaste mer sa personne n est qu une miette Loin d tre perdue elle est chez elle elle est lib r e La mer est rouge dit elle en regardant ses mains sa gauche une belle lueur jaune claire la surface du liquide travers un immense gouffre de chair La mer clapote et se brise sur des dents de lait travers cette bouche la pointe de l horizon elle voit le monde d filer se d filer Elle lui jette un dernier regard puis avec un sourire elle lui tourne le dos jamais Et la voil qui nage dans la direction oppos e l o aucune forme de vie ne peut se maintenir 82 83

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Zazinthos 84 Titre d une chanson de Deux filles L asphod le est une fleur hermaphrodite souvent mentionn e dans le livre Orlando de Virginia Woolf Z azinthos naquit par un apr s midi gris tre de ces jours o le ciel lav de sa s ve ne permet d admirer aucun nuage aucune saillie de lumi re ni rivi re engorg e de mousson Si cela eut une influence sur la tournure an mique que prit son caract re mieux vaut laisser cette question la science Car ici nous ne sommes autoris s rapporter dans sa plus parfaite aust rit que ce qui survint le matin du lundi 16 septembre Nous pr f rons cependant d fier l autorit supr me du lecteur pour donner des rep res chronologiques que Sa Toute Puissance sera s rement bien heureuse d avoir quand il sera temps d insuffler un peu de vie dans ces pages Le retardement de l action est un inconfort n gligeable quand il gonfle la noble poitrine du Savoir Alors pour l amour de la V rit commen ons Un Zazinthos sortit du cadavre de sa m re Deux le corps m dical pronon a le sexe lequel nous cacherons ainsi que toute autre information sans importance Trois on feuilleta les premi res pages du dictionnaire des noms propres mais l infirmier ou l infirmi re ayant pris le livre l envers le choix s arr ta sur Zazinthos au lieu d Asphodel e Alexandre ou Ariane Zazinthos tait le nom d une figure de la Gr ce antique dont il ne reste gu re plus que les contours sur des c ramiques et quelques mentions dans des po mes Au cours de sa vie le patronyme de notre Zazinthos changea souvent ZazinthosBast an ZazinthosMayard ZazinthosBucheaux etc car Quatre Zazinthos grandit dans beaucoup de maisons aupr s de beaucoup de personnes ce qui eut pour effet de l coeurer du commerce avec les humains et de faire germer au coeur de son tre l amour de la solitude et du silence chacun sait que ce qui ne peut tre ni vu ni entendu devient invisible 85

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Cinq un des bienfaiteurs qui l accueillit durant son enfance s duit par son caract re introverti pour ce qu il passait pour de la docilit et de la sagesse lui c da toute sa fortune sa mort faute de descendance les th ories abondent sur ce g n reux legs qui d une certaine mani re sauva Zazinthos en lui permettant de sortir du cercle des pupilles de l tat La plus admise est celle cit e ci dessus mais en fouillant les journaux du bienfaiteur il semblerait qu il fut un grand abandonn Rien de plus enivrant qu un enfant miroir pour corrompre le jugement d un vieux nanti pas un seul sou n alla la charit Six ainsi libre de toute n cessit de labeur Zazinthos s adonna l oisivet en faisant l acquisition d une belle maison environn e par la Nature en la pr sence de grands champs de chemins pleins de trous et d une for t L isolation tait si compl te que seul un ermite pouvait avoir entrepris la construction d une telle habitation Sept nous voil l instant o neuf mois apr s son installation Zazinthos continua sa promenade quotidienne un peu plus loin que d habitude pour fouler enfin les routes qui sillonnaient entre les champs Jusqu maintenant Zazinthos n avait pas d pass ses dix hectares de terrain Devant les all es les chemins les plantations Zazinthos avait fui s il y a des limites c est qu il y a de l humanit Et l humanit Zazinthos y renon ait Alors sous quelle impulsion Zazinthos avait bien pu se d cider s aventurer l eau des nids de poule jusqu aux mollets si pr s de cette humanit Une seule explication peut r soudre ce myst re c est que Zazinthos malgr sa pu rile certitude souffrait de sa solitude Si l hypoth se lui avait t expos e Zazinthos l aurait balay e d un geste de la main la mine fronc e l air de dire Taisez vous Vous ne pouvez pas me comprendre et nous aurions r pondu par un geste 86 notre tour celui qui signifie D brouille toi alors puis nous serions partis Car Zazinthos pour tre honn te est un sujet irritant Zazinthos longea pendant deux kilom tres des parterres de fleurs et autres parcelles au bord desquelles il ne se passa rien puis s enfon a dans la for t sur trois kilom tres en suivant toujours une voie de plus en plus mal dessin e traversa un vaste espace d herbes folles au fond duquel se trouvait un lac avec un tr s grand arbre au milieu De tout temps hors des frivolit s Zazinthos ressentit pourtant le besoin ou tait ce de la curiosit de se plonger dans cette eau Pour moins que a des asc tes se flagell rent jusqu tomber inconscients sur leur lit d pines Mais pour toute punition les tripes de Zazinthos se crisp rent la vue de l clat argent du lac de cette douleur si famili re qu il est inutile de la nommer peur pour le lecteur qui ne serait pas humain Et sous l inquisition de cette douleur Zazinthos retourna dans sa maison en esp rant que cette exp rience ne laisse pas de marques ind l biles sur la douce toffe de son me Si encore il ne s tait agi d un d sir que seule suscite une image alors Zazinthos aurait crev ses yeux Si a avait t des voix de sir nes chantant au creux de ses oreilles Zazinthos se les serait coup es H las Les organes ensorcel s taient plus gros plus difficiles ablater car son coeur et son cerveau entiers r clamaient cette eau argent e Plus les jours passaient sans que leur soif soit tanch e plus ils se dess chaient et Zazinthos ne pouvait tol rer que sa vie meure l int rieur c tait sa seule apr s tout Un mois de cette torture puis Zazinthos reprit le chemin du lac Sa progression s apparenta une lente s duction La premi re fois Zazinthos se s para de la voie pour s approcher de quelques m tres Le lendemain Zazinthos fit un 87

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pas de plus et ainsi de suite jusqu ce que finalement son buste tout entier soit immerg Jamais baignade ne fut plus joyeuse m me si un voyageur s aventurant dans les environs n aurait vu pour toute effusion que le visage de Zazinthos fendu d un sourire franc Son corps flottait ind finiment sur l eau pas plus intrusif que les feuilles de l arbre qui tombaient r guli rement autour La propension l habitude seyant si bien son caract re il fallut que cette baignade en devienne une au point d tre sa seule occupation Ainsi le temps s grena sans qu aucun changement ne trouble le rituel Zazinthos se levait l aube buvait un grand verre d eau oh jamais assez rev tait une sorte d pais peignoir par dessus ses sous v tements avec un pantalon quand l air tait frais allait cueillir une pomme ou une poire dans le jardin la mangeait en marchant jusqu la for t jetait le trognon dans le lac avant de se d shabiller de plonger et de se laisser flotter aussi longtemps que le besoin s en faisait ressentir ce qui s tirait souvent jusqu la fin d apr s midi Alors Zazinthos se s chait et se rhabillait en vitesse pour rentrer la nuit n tait pas faite pour sa petite mesure En s endormant Zazinthos pensait au lac Que son sommeil soit trou de r ves ou de cauchemars ils taient propos du lac son r veil une seule id e subsistait celle d aller au lac encore et toujours Nous profitons ici du calme et de la passivit du sujet pour faire une remarque Le quotidien de Zazinthos manquait cruellement de stimulations car comme vous l aurez compris cette n cessit n tait que fardeau et plaie dans son cas moins d avoir une richesse de vie int rieure pour compenser il y a de quoi mourir d ennui M me si rien ne nous permet d avancer quoique ce fut sur ses pens es et ses tats d me cette p riode ce n est prendre que peu de risques d affirmer que son imagination tait tr s d velopp e il nous tarde donc d y avoir acc s 88 pargnons nous maintenant les num rations les r p titions le martelage auquel il faudrait se consacrer pour restituer fid lement sa vie jusqu au moment qui nous int resse et faisons un saut de quelques semaines Nous voil au dimanche 15 septembre La matin e s tait d roul e comme pr vu Zazinthos tait dans l eau depuis plusieurs heures quand un grand bruit trange secoua tout son tre Apr s un premier sursaut Zazinthos tendit l oreille l aff t du moindre son Le vent bien chaud pour la p riode s immis ait avec douceur entre les feuilles l herbe fr missait au passage des insectes et des petits animaux les gouttes de ros e frappaient gentiment le sol Rien d anormal pour une oreille exerc e au silence et un oeil la solitude Ces sons taient ceux de la familiarit car il n y avait pas un animal dans cette for t qui n tait pas d j venu s abreuver au lac Zazinthos retourna la contemplation des branches de l arbre d coup es dans le ciel et n y pensa plus Mais le bruit le bruit si d rangeant pareil un rugissement fendit l air comme si l origine en tait toute proche Zazinthos se redressa compl tement ce son lui revint C taient des rires provenant d un groupe de personnes qui arrivait vers la clairi re Avec un empressement quasi hyst rique Zazinthos grimpa l arbre pour se dissimuler le plus haut possible Examinons la situation La pr sence de ses semblables tait une perspective si effrayante que Zazinthos pr f rait se suspendre au dessus du vide Quel genre d animal est si volu que son instinct au lieu de lui faire d sirer le contact avec ses cong n res le pousse plut t les fuir tout fait Nous en appelons la r gression S il tait possible d intervenir dans le r cit nous nous approcherions de la rive pour lui crier Zazinthos r gresse dans l espoir que sa vie s en retrouve chang e arrang e Alors notre travail serait 89

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termin nous poserions notre plume et sortirions voir du monde Mais les choses sont telles que nous sommes encore confin s pour un moment car Zazinthos de son perchoir n avait pas l intention de descendre Cinq jeunes gens surgirent d entre les troncs Trois de sexe masculin et deux de sexe f minin ou c est du moins ainsi que les d partagea Zazinthos Son comptage s av ra tre exact quand ils plong rent nus dans l eau et alors qu ils nageaient Zazinthos les voyait comme des points se mouvant sur une surface bleu tre et il lui sembla plus juste de les distinguer par couleur de cheveux trois bruns un ch tain clair un roux Leurs affaires taient parpill es jet es sans pr caution sur l herbe non loin du bosquet o avaient atterri le peignoir et les bottes de Zazinthos Seule une personne avait pris soin de d ployer une nappe avant de plonger Au bout d une vingtaine de minutes ils se rejoignirent autour pour d baller les paquets qu ils avaient pr par s pour le pique nique Le c r monial c est le mot exact de Zazinthos pour qui le repas n a qu une seule fonction celle de nourrir s tendit s ternisa force de grands rires de jets de nourritures d embrassades d panchements de caresses de pin ages de griffures jusqu ce que le soleil commence se coucher Alors seulement ils se lev rent et esquiss rent ce que Zazinthos prit pour des gestes de d part Certains ramass rent les emballages vides d autres s clips rent pour chercher des pierres et du bois Les plus t m raires tentaient de faire un feu et les plus paresseux se baignaient nouveau Pendant tout ce temps Zazinthos n avait pas cess d pier entre les feuilles les moindres paroles chang es les moindres mouvements initi s tonnant pour quelqu un de si avers aux autres Peut on rejeter la faute sur l ennui Non bien s r car Zazinthos en toute circonstance savait s occuper l es 90 prit C est que ce r le de t moin faisait cho la majeure partie de son existence Avant de s installer dans cet endroit Zazinthos tait dans la lucarne des vies qui l entouraient la petite pr sence qui ne participait rien mais pouvait attester de tout Il n est pas difficile d imaginer Zazinthos nous regardant droit dans les yeux ironiser L C est ce que j appelle une r gression Nous l avons d j d montr la peur est son moteur l aiguillon apr s lequel Zazinthos courait Aussi la nuit plus encore que la douleur dans son dos et dans ses jambes tait son principal sujet de pr occupation l haut l dans le r seau de branches Non seulement Zazinthos ne voulait pas descendre cause des gens mais surtout parce qu il n y avait pas assez de force dans son coeur ni assez de tripes dans son ventre pour aller dans le noir Naturellement Zazinthos choisit de rester dans l arbre jusqu ce que le ciel s ouvre sur le matin du lundi 16 septembre Les amis avaient dormi la belle toile envelopp s les uns dans les autres sous d paisses couvertures La temp rature tait extraordinairement douce pour cette p riode de l ann e c est peine s ils avaient eu besoin du feu Quand les premiers rayons de lumi re les r veill rent il y avait longtemps que le foyer s tait teint Zazinthos avait assist son lent touffement pri pour qu une brise l attise pleur quand il mourut Maintenant que le soleil poignait et que le groupe se baignait puis s appr tait partir Zazinthos crut sa bonne toile comme s il ne venait pas de s couler presque une journ e enti re depuis sa fuite dans l arbre Il se pourrait bien que sa peur du noir soit due son penchant pour les superstitions Les amis disparurent en se chahutant comme des enfants Leurs bruits plan rent encore un temps au dessus de la clairi re au dessus du lac en dessous de Zazinthos Quand le 91

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silence se r tablit ce fut tel un miracle Zazinthos ne voulait pas risquer de se faire voir ou entendre Ne pas bouger ne pas respirer ne pas interrompre le silence Il lui fallut quelques instants pour retrouver le contr le de son cerveau et de ses membres D licatement Zazinthos tenta d aller sur une branche plus basse mais ses jambes taient tellement engourdies par l attente qu elles n arriv rent pas soutenir son corps lequel glissa du haut de l arbre Durant sa chute Zazinthos se brisa les deux tibias et s rement quelques c tes contre les branches qui maillaient la surface du lac La Nature comprim e dans l troit boyau des sens et de l esprit humain peut changer ses lois r inventer ses formes si bien que l impact contre l eau fut plus brutal que contre le bois La limite avec l air bouscul e de la sorte a t comme transcend e par l arriv e de cet intrus Zazinthos alors tout en se noyant vivait Zazinthos vivait souffrait et pensait tout haut si haut que nous l avons entendu e Nous pr sentons nos plus plates excuses au lecteur et le prions de bien vouloir nous pardonner d avoir tant tard en venir au point culminant de cette trange affaire La chronologie tant close l peut commencer la v ritable histoire celle qui prit place dans la t te de notre Zazinthos 92 Lundi 16 septembre Je suis rassasi e de simples joies Les vagues Virginia Woolf Par le verre incertain du lac les pointes des branches sont mouss es comme si l eau les enduisait d un baume pour adoucir leur tranchant Qui put croire une vision de mort Ainsi vais je vivre ou mourir l abri Je l ai bien voulu je l ai bien m rit Cette disparition fut mon d sir le plus tendre L invisibilit J ai v cu dans un monde invisible j ai vu les choses que l oeil n ophyte ne sait que deviner J tais rassasi e de simples joies bien avant de na tre J ai souhait n tre fait e que de traumatismes et de miracles car le quotidien est le rayon qui fige use et terrasse les jardins les plus secrets L engrais m me se dess che sous sa lumi re crue Je n ai trouv l haut que peu de choses aimer Est il possible que j aime plus en bas En tombant la t te je ne vois que du noir Si l on rena t par la mort le fond devrait tre cribl de berceaux ou un jaillissement tr s clair d entrailles flamboyantes plut t que le jumeau du sombre firmament duquel pendent des pouvantails Peut tre que ce lac n est qu un miroir et trop m y plonger je lui fus uni e comme par un amour peine consentant Je n ai pas consenti na tre et ne consens pas mourir L est ma place pour s r on m a cr e pour flotter dans le gris L lan qui m accabla et me fit voir le danger chaque tournant est telle la Nature m me se r voltant contre ses lois et ma diff rence est si vidente que je m enfon ais dans mes cachettes 93

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Pouss e au repli par de simples rires a t il d j exist cr ature plus risible que moi Je voudrais ne pas changer et tre tout e autre la fois L insatiable terreur creus e m me mon ventre s est gonfl e des sucs amers et du fiel sucr qui suintent des glandes du r el J en ai fait des soupes et des sauces en les pressant par le filet d un doux r ve J en ai nourri des chim res des f es et des faunes J en ai abreuv mes pens es J ai fait plus que survivre j ai appr ci d tre la vie Il y avait des arbres pour me parler des vents pour me guider Mes pieds allaient par leurs voix car je suivais leurs caprices tels de hauts commandements Mais Asphodel e vraiment est le seul amour dont je me souvienne l unique qui me p n tra par la souche Lorsque nous tions jeunes de corps mall ables nous savions fusionner Qu on nous cuise en un seul bloc Je le redoutais Mais il est peu d accomplissements que l on se peut faire seul Je n accomplis rien Je bus sa source et en fus aussit t noy e D une abondance si essentielle qu elle inspire la r gression et chacun d tre surpris se sucer le pouce Je me noie je me noie je me vois qui je suis je suis l et ici je respire je respire c est infini piti Faites moi mourir silence 94 Non ne me faites pas mourir pas tant que je n ai laiss aucune empreinte moi le fant me de toutes ces vies moi l histoire d une personne qui se noie au ralenti prone to swallow the marrow encline avaler sa moelle de travers Body and blood Clipping Donnez lui cette personne plus de noms ch rir et d autres souvenirs que ceux qui assaillent les morts de regrets Voil comment je veux mourir je veux mourir d an mie de s ve Je serai drain e les veines vides et banni e par la Nature pour en avoir trop fait Je voudrais avoir t si plein e de nerfs qu un frisson le long de mon chine suffirait ce que je m rige comme une fleur en chair H las Mon pass manque de violence d avoir fait une existence en perp tuelle descente Je n ai appos mon sceau sur nulle pierre et nulle peau Je n ai pas mis mon essence en flacon je ne me suis distill e ni en parfums ni en poisons Je n ai appartenu qu aux silences entre les mots Pardon de crier si fort Seigneur contre le sort En criant contre le sort s rement trouverai je Cris d aveugle Tristan Corbi re un fragment d me dans ma voix Une pelote d entrailles d roul e dans mon sillage l ombre si fine si subtile qu il faut des myriades d yeux pour esp rer la suivre L je remonterai par moi m me le long de mon cordon ombilical jusqu revivre ma m re et l homme qui osa le viol d un ventre d j rond Lui m est plus familier que mon propre p re J ai tant rechign sortir que pour l amour de la dissonance je rechigne rentrer 95

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Pour surmonter l indicible je dois aller de l arri re Je r gresse t tons je recule un miroir la main la plaie serait trop crue de me regarder de front Mes chairs se reforment avec une inexactitude toute pr vue car je r forme par mon passage les transformations qu elles subirent La mati re cesse d avoir un poids les journ es cessent d avoir des heures La distance entre le sommet de l arbre et ses racines ne se compte plus en m tres mais en ann es Elle quivaut maintenant la fine limite entre la Vie et la Mort Distribu s au vent l haut dissouts dans l eau ici Mes souvenirs teintent ce qui m entoure Leur noirceur comme des gouttes de peinture trouble ma vision je redouble d attention pour en percer l paisseur Oh je revois des angelots qui me tourmentent Sous quel plafond battaient leurs ailes Je m endormis devant tant de tableaux qu en se fermant doucement mes yeux ne distinguaient plus les toiles des ch rubins Que le baldaquin soit couleur ciel ou couleur sang j allais aux m mes endroits une fois dans son alc ve car le joug du sommeil n a pas d apparence pr cise Le joug de l Amour lui ne rev tit qu un seul corps aux t tes changeantes elles pouvaient tre uniques elles pouvaient tre une hydre Le visage d Asphodel e se muait comme s il r agissait une pr sence que personne d autre ne percevait C est ici que j ai souhait tre invisible me glisser dans cet air satur de son amour j aurais voulu que ce visage grimace pour moi aussi 96 Que nous gravions notre A Z dans des troncs de chairs et des bras de bois O j aurais crit que Ta complexe complexion N est pas sans rappeler Les mouvements des vall es Qui se dessinent l horizon La courbure de ton front Imite les rameaux S affaissant sur ces eaux En figures de cocons De ton coude la saillie Est si bien d coup e la mani re des sommets Parsemant ce pays La cambrure de ton dos Que cache ta chevelure Emprunte aux montures Se cabrant sur ces hauts La forme de ton ventre pouse celle de la lune Enfantant sur ces dunes De hordes de d mons blancs Et les veines qui s emploient rougir tes parties Ondulent dans les plis Des ruisseaux de ces bois 97

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Dans ta chair f conde Je languis de me fondre De donner ton ombre Une compagne vagabonde D ponger dans tes pleurs L abondance de ta terre De boire par tes art res La force de ton coeur De pr ter ton nom Les gr ces qu il implique Les lettres et harmoniques Signifiant ma maison Mon corps si malingre Embrasse le d sordre De ces ruines qui s rodent Par une nature pingre La fadeur de mon teint Se confond sur ces rives Rendues grises des d rives Des fanges et des chagrins La s cheresse de mes l vres Fendues aux commissures S inspire des craquelures De ces troncs noirs sans s ve De mes c tes l impression Sous ma peau an mi e Avec ces failles escarp es Rivalise de pr cision 98 Le contour de mes hanches Dont les os sont aigus Instille en ces rebuts L image d une arme blanche Et mes entailles partagent Les d tails savants De ces sillons ceignant Cette plan te sauvage La m diane qui s pare Ta cit de la mienne Est une fosse incertaine O s enfouissent les cauchemars La ficelle qui la barre S arrondit sous les peines De ceux qui entreprennent D atteindre mon territoire Il suffirait de mon pied Que je touche cet art Pour que tombent les espoirs Des funambules l gers J admire ta splendeur Par dessus cet ab me Car ma laideur m intime D tre son spectateur 99

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Son cou se tendait s allongeait vers la lumi re Quel droit avais je de faire se faner son bonheur Pis encore comment pouvais je me hisser ses hauteurs J ai parcouru le labyrinthe de son me en ai ratiss les ramifications Jamais je ne r ussis en atteindre le centre d couvrir entre les feuillages ce qui vraiment se passait Je fus trop hypnotis e par les ombres lusives des d mons blancs de la lune trop bloui e par l ardeur des reflets du soleil sur ses p tales Mon attention allait vers le ciel alors que des bouts de sa V rit se diss minaient partout en de du sol J aurais soulev toutes les soutanes combattu des milliers de monstres j aurais ignor les plus funestes pr sages la recherche de son coeur Mais il palpitait dans une source invisible au mien J ai le coeur aveugle Si j avais pu na tre sans yeux je n en aurais pas t moins content e qui incombe t il de voir lorsqu on peut entendre sentir go ter Aller prestement vers l essence des choses Si l essentiel ne suffit pas je n ai aucune envie d exister J ai cru autrefois tre exempt e de l effort de chercher par monts et vaux dans quoi planter mes ongles J ai cru que ma raison de vivre coulerait de mon berceau sur mon front Mais les ann es n glig rent de combler mes esp rances et je fus si affaibli e par ce n ant que le poids de l existence me cloua sous sa croix L insignifiance est bien trange Elle nous oblige valuer ce qui ne r pond aucune foi Elle fait de nous des tyrans vouloir contenir l anarchie dans une urne de papier 100 Nous nous ali nons nous les fauves tonsur s Notre pouvoir retombe puis seul dans la lourdeur du voile de l illusion qu un vent tr s doux soul ve peine par moment sur l obsc nit du monde Nous voil en si violente p moison c est un sacrifice une r gression b n vole Quelle est cette lueur au fond du lac Cet clat qui par sa nature m me agresse tout ce qui l environne Sa curiosit traverse la profondeur du noir telle une fl che lanc e du noyau de la Terre Mais c est un aimant pas un projectile C est moi qui m en approche inexorablement C est moi qui me graverai dans des r tines qui me ficherai dans de la chair Tout se d fait Sur quel monde resplendira cette lumi re Je bascule O vais je aller quand mon cadavre entrera dans sa maigre port e Est ce un portail sur un monde invisible o Vie et Paix sont indivisibles Est ce l oeil du Malin guettant l instant o je le supplierai de prendre mon me Non c est une lumi re enfouie cisel e par la coquille craquel e Si la plan te tait un cr ne tr pan Si elle tait un oeuf ab m Si elle tait un oeil perc 101

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Ou toute autre chose semblable cette couronne que je vois juch e sur un front immense et constell Cette ronde ronde dont je me d tache Un vase entre les mains J entends Respire c est le souffle des morts Et mes poumons se gonflent de son air fun raire J en tombe et manque d tre mang e Par le monstre accul ma trace Je cours et cherche Quelqu un qui donner le vase Quelqu un faire mourir ma place Mais je suis attrap e et envol e De retour dans l autre lumi re Les visions de Zazinthos furent interrompues ici par deux bras qui entour rent son corps pour le remonter la surface Il s av rait que le groupe d amis tait revenu sur ses pas apr s que l un se soit rendu compte qu il avait perdu son alliance en se baignant L infortun avait plong dans le lac en esp rant r cup rer le bijou mais la place ne trouva que Zazinthos sur le point de s allonger dans le fond pour toujours Deux d entre eux partirent chercher de l aide mais Zazinthos perdit compl tement connaissance avant leur retour Sa confusion tait trop grande pour que son esprit comprenne ce qui se passait autour Zazinthos n entendit pas parler de l alliance jusqu ce que les amis y fassent r f rence lors d une visite l h pital Zazinthos qui se r veillait pour la premi re fois depuis son sauvetage leur dit qu il y avait une lueur au fond du lac et qu il pouvait bien s agir de la bague Le bijou fut retrouv peu de temps apr s et Zazinthos re ut pour la premi re fois de sa vie un bouquet de fleurs en remerciement C tait des asphod les 102 Les seuls autres bouquets de fleurs qu on lui offrit furent ceux que ses disciples pos rent sur ses tombes plusieurs d cennies apr s Zazinthos mourut c l bre car apr s son r tablissement Zazinthos se donna pour mission de r pandre dans le pays le miracle de sa r surrection S il y a une vie apr s la mort Zazinthos le croyait Zazinthos allait jusqu pr tendre que la perte de l alliance tait un signe d une pr sence sup rieure qu on avait projet la mort sur son chemin pour gu rir sa misanthropie Bien s r Zazinthos se garda bien de r v ler que sa maison tait toujours vide Ce n est qu apr s sa mort quand il fallut s occuper de son h ritage qu on s tonna que Zazinthos n ait eu ni conjoint e ni enfants Qu on s tonna que Zazinthos n ait pas re u d autres fleurs Son testament stipulait seulement que tous ses biens devaient aller Asphodel e Comme personne ne savait qui c tait ce qui de sa fortune n avait pas t distribu aux pauvres de son vivant fut r parti entre des orphelinats et ses fun railles Ses disciples proc d rent un vote l issue duquel ils s entendirent pour que le corps soit coup en deux Le haut fut incin r et r pandu dans le lac le bas enterr dans le jardin de sa maison Les pieds sur terre et la t te dans l eau del pour reprendre le bon mot du journaliste qui r digea son avis de d c s Les deux sont devenus des lieux de p lerinage Grav dans la pierre tombale et le tronc de l arbre on peut encore lire en pitaphe 103

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C est cet espace cet espace d infime terreur et dans lequel on ne peut s emp cher de se lover Gris s d attente p tris d esp rance le gouffre le n ant entre la vie quotidienne et toute chose qui a un sens L usure polit d une certaine forme mais les traumatismes et les miracles ajoutent des couleurs radieuses la pierre La premi re par malheur dure plus longtemps 104 105

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Une naissance difficile 106 I Avant les misogynes Au del des montagnes Dont les contours d chirent les cieux Dans un coin de Cocagne Vivaient des animaux curieux Des femmes si sauvages Que l abondance de la nature Jusqu ce jour d outrage Les avait prot g es des souillures La cr te du versant D ployait de si hautes fronti res Qu on disait qu un g ant Avait am nag ce crat re Les tribus en son sein Ne craignaient pas toutes les horreurs Que les autres humains Rendaient par flots l ext rieur Le sort fit qu elles soient Repli es dans des jardins sans pommes Et qu cent ans parfois Jamais n avaient vu figures d hommes 107

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Ainsi leur descendance Aussi tait celle de la faune Puisqu en mal de semence N avaient que les m les autochtones La Nature artisane Les pla ait sous une trange gide Quand d un lan insane Elle cr ait des port es d hybrides La Nature animale Dotait les m res d un tel savoir Que d un flair visc ral Elles ex cutaient leur devoir En mangeant en famille Leurs fils sacrifi s au berceau Pour donner leurs filles Le go t primordial du flambeau L harmonie de ce nid Formait comme un d me sur leur t te Si bien qu son abri Rien ne pouvait troubler leur retraite 108 II Apr s les misandres Vint une ann e o le foie du monde Fut si gros et si plein Que toutes les sources la ronde panchaient du venin Elles changeaient les villes recluses En bassins abyssaux Les grottes isol es en cluses Et l ermite en radeau Aucun rempart ne put emp cher Ces torrents de poison D emporter dans ses brusques acc s Des morts par millions Et c est bien avec la violence D une Nature am re Que fut broy e du nid l opulence En un vaste d sert Quand par une nuit gonfl e de fiel Ils conquirent Cocagne Tous ces fantassins tomb s du ciel Qui fauchaient les campagnes 109

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Apr s avoir transform l enclave En un vase de cendres Leur souverain garda en esclave La derni re misandre Car m me si la faune et la flore Sont d illustres conqu tes Elles n quivalent pas le corps D une femme d faite Seule survivante de l horreur l histoire abolie Devenue une putain d honneur Du roi des tyrannies Bient t elle eut comme seul royaume L aire de quatre murs Avec pour tous sujets les fant mes De ses soeurs de p tures Avant de mourir parturiente Elle sema la graine Qui l vera leur pauvre enfante En vaisseau de ses peines 110 III L h riti re Je suis l cume bouillante d gueul e d entre les crocs d une b te grima ante dont on a vol la peau Et aux griffes ac r es la charge des colons qui n ont pas voulu m aimer tant que j tais sans b illon Sous l ogive de vos lois une sorci re se pr pare et pour vous jamais ne ploie la pr tresse des barbares Sourds tout ce qui n est pas de vos faits ou dans vos lits si vos peurs sont des app ts j en deviendrai l effigie Oui je br lerai vos tripes et chacun de vos embl mes Je vous ferai ce qu Oedipe s est inflig lui m me J ai assez teint le jour contrainte flatter vos dieux aujourd hui est votre tour battez vous contre le feu 111

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Manjiku Manjiku est le nom d une cr ature qui appara t dans le livre Indigo de Marina Warner cette oeuvre tant elle m me une r interpr tation de la pi ce La temp te de William Shakespeare 112 L a plage ressemblait un immense champ d sol Sous l clat de la pleine lune le sable encore mouill luisait comme des braises Il fallait marcher dessus sur plusieurs m tres pour rejoindre l oc an dont la couronne d cume frapperait les chevilles inlassablement qu elles fussent celles d un p cheur d une teinturi re d un enfant ou d un chien Ce soir l les seules empreintes taient celles de la femme d un des agriculteurs En cette p riode de l ann e la chaleur tait telle qu elle devait rester l int rieur de sa case le jour alors que son corps d j fragile tait enceint Depuis trois mois elle avait pris l habitude de ne sortir qu apr s le d ner quand elle avait tout lav et tout rang La nuit tait assez fra che pour qu elle s adonne son activit favorite la cueillette de coquillages Elle parcourait le bord de l eau la recherche des tr sors qui scintilleraient le plus sous la flamme de sa torche La poche de son tablier ne tardait jamais peser sur son ventre bien arrondi En g n ral elle rentrait au bout d une heure triait ses trouvailles sur la table de la cuisine avant de rejoindre son mari dans leur lit Mais ce soir l son mari se r veillera au bout de quatre heures toujours seul Il s tonnera que sa femme ne soit pas encore revenue de sa promenade Inquiet il s habillera et ira la plage Il la cherchera l appellera en vain Il frappera chez ses voisins leur demandera s ils l ont vue Il veillera jusqu ce que le soleil se l ve Puis il pleurera Ce n est que trois jours plus tard qu on retrouva des morceaux ensanglant s de la robe de la disparue alors qu ils avaient t projet s contre la roche par des vagues l occasion d une battue un jeune gar on devint par la force des choses porteur de la mauvaise nouvelle Il avait d abord pris les lambeaux rouges pour une m duse mais il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre la nature de cet horrible pr sage 113

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On enterra sa trouvaille faute de cadavre On marqua la tombe d une pierre sur laquelle tait dessin un coquillage car maintenant qu elle tait morte la femme de l agriculteur n tait plus que la cueilleuse de coquillage Pour une femme dans cette ville h riter d un titre qui lui tait propre et hors de tout comparatif revenait tre canonis e partir de ce moment on interdit aux autres de se baigner la nuit pendant des mois Les premi res semaines des hommes montaient la garde dans l espoir de d couvrir ce qui avait pu d vorer une cr ature aussi vuln rable et charmante que la cueilleuse de coquillages Deux saisons pass rent sans que leur pers v rance ne s mousse au bout de quoi on laissa les imprudentes aller leur convenance La vie reprit son cours normal part le veuf tous s taient r solus oublier la trag die qui avait frapp la ville On l expliquait maintenant par la folie de la morte N tait il pas singulier de s int resser autant aux coquillages Pourquoi n tait elle pas satisfaite de rester l int rieur Souvenez vous comme elle rechignait d j travailler aux champs avant de tomber enceinte Mais la nature a ceci de pr visible qu elle finit toujours par rappeler l indigence des tres humains s ils se montrent trop na fs ou arrogants Ainsi neuf mois apr s la premi re victime une deuxi me femme enceinte fut fauch e alors qu elle s tait aventur e dans l eau pendant une promenade nocturne avec ses amis Sa disparition fut tout aussi brutale mais peut tre plus choquante encore pour ceux qui estimaient qu elle aurait facilement pu tre emp ch e La p riode de deuil pass e les habitants redoubl rent de vigilance Puisque les deux accidents s taient produits la nuit ils en d duisirent que l agresseur avait peur de la lumi re C est pourquoi d s que le jour faiblissait ils allumaient de nombreux et grands brasiers sur la plage pour 114 loigner le danger Tout le monde se relayait jusqu l aube sauf les femmes enceintes qui avaient l ordre de se r fugier chez elles Neuf autres mois pass rent sans qu ils rel chent leurs efforts cette fois Les quelques femmes enceintes taient bien malheureuses la journ e elles restaient chez elles pour viter la maladie et la nuit elles restaient chez elles pour viter la mort Il vint un matin o des nuages gonfl s de pluie adoucirent la chaleur sinon touffante du sable L une d elles supplia son mari de l emmener la plage Apr s bien des disputes il accepta la condition qu elle attache une corde autour de son poignet pour qu elle ne soit pas emport e par l oc an force de brasiers l eau en d but de journ e tait toujours un peu grise de toutes les cendres que le vent lui rapportait L horizon aussi tait terne mais le soleil tait bien pr sent m me cach par des nuages La femme se baigna sous le regard inquiet de son mari Elle ne se souciait de rien elle se sentait en s curit tant qu il ne faisait pas nuit La corde tait juste assez longue pour lui permettre d avancer jusqu au dessus de ses paules Il ne fallut pas plus de dix minutes pour que soient d menties toutes les conclusions qui avaient t tir es des deux autres morts car malgr le jour la femme fut violemment entra n e vers le large Le mari qui tenait fermement son bout de la corde essaya en vain de la ramener lui mais il ne restait de sa femme qu une main ensanglant e Une marre rouge s tait form e L homme s y lan a furieux mais il tait bien trop tard la queue dor e de l assassin filait d j au loin Il courut pr venir un groupe de p cheurs aux alentours Tous s arm rent de harpons de lances de faux puis arpent rent le rivage pendant une semaine au bout de laquelle ils durent se rendre l vidence le monstre ne pourra tre 115

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tu que dans neuf mois Les p cheurs profit rent de tout ce temps pour construire des pi ges qui lui taient destin s Le d lai coul ils les plac rent et veill rent sa capture Trois jours apr s ils virent s agiter dans l eau la queue dor e du monstre mais peine s avanc rent ils pour l attraper qu il s chappa Loin de se croire gagnants les hommes continu rent de le guetter car ils estimaient que le faire fuir n tait pas suffisant il leur devait son sang Le monstre ne tarda pas revenir Cette fois ci il montra sa t te plut t que sa queue Elle tait d un vert iris avec une grande gueule allong e aux reflets roses Il avait trois rang es de dents vermeilles et des l vres l aspect humain Certains des hommes partirent en courant en le voyant mais les autres surtout des p cheurs se jet rent sur lui pour l attaquer Le monstre les terrassa facilement VOUS NE M INT RESSEZ PAS tonna t il Les hommes n arrivaient plus bouger tant ils taient effray s Ils ne savaient pas qu un monstre pouvait parler VOUSENL VEREZLESPI GES continua t il ETVOUS M AIDEREZ MANGER VOS FEMMES ET VOS ENFANTS OU JE D VORERAI TOUS LES POISSONS DE L OC AN Puis il s en alla en ne tuant personne Le lendemain les combattants se rassembl rent loin de la ville Apr s de longues d lib rations ils s accord rent pour dire qu ils ne pouvaient pas laisser le monstre manger tous leurs poissons Comment feraient ils alors pour gagner leur vie Eux que la mis re accable d j comment se nourriraient ils sans p cher Ils firent une promesse qu ce jour aucun d entre eux n a bris e celle de ne jamais avouer l abo 116 minable sacrifice auquel ils consentaient tous livrer une femme enceinte au monstre tous les neuf mois Ainsi ils d truisirent les pi ges et les brasiers et lev rent l interdiction de se baigner Bien s r il s en trouva plus d une et d un pour leur demander des explications avaient ils r ussi tuer le monstre Chacune et chacun sans exception se voyait r pondre qu il n y avait jamais eu de monstre et que les trois mortes avaient simplement t victimes de leur propre imprudence Ceux qui avaient fui devant la cr ature furent la ris e de tous car seuls les fous voyaient des choses qui n existaient pas D ailleurs n tait ce pas ceux l qui avaient le plus souvent une bouteille la main Il n est pas tr s tonnant qu ils aient peur d un monstre imaginaire Les ann es d fil rent et des femmes enceintes continuaient de dispara tre myst rieusement Les comploteurs all rent jusqu trouver un mage et charlatan pour le payer dire que la condition des victimes avait exerc sur leur esprit un pouvoir de d mence ce qui les avait ventuellement amen es prendre des risques inconsid r s Mais tout le monde n tait pas dupe surtout parmi les principales int ress es En l absence de preuves ou d armes les femmes pass rent l offensive passive et arr t rent de tomber enceintes Il fallut quelque temps avant que les p cheurs se rendent compte du probl me Ils crurent une pid mie puisqu ils n arrivaient plus procr er tant et si bien qu l approche de la prochaine ch ance ils ne pouvaient pas donner au monstre son d Pris de panique ils trouv rent ce qu il leur fallait dans une ville lointaine Ils furent oblig s de capturer des trang res deux occasions jusqu ce que Baya la nouvelle femme du premier veuf lui annonce un heureux v nement Il n en croyait pas son bonheur lui qui avait perdu si tragiquement sa femme des ann es plus t t Il courut partager la bonne nouvelle ses voisins et tous ceux qui voulaient 117

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bien l couter Baya re ut la visite de ses cong n res qui lui reproch rent d an antir leurs efforts Soyez tranquilles mes soeurs leur dit elle je ne suis pas vraiment enceinte mais il est important que tout le monde le pense Puisque je ne risque rien je retrouverai le monstre et le chasserai de nos rivages Quelques soirs apr s elle alla se promener au bord de l oc an Son mari qui aurait t tr s inquiet s il l avait su dormait d un sommeil paisible Les comploteurs quant eux taient tr s contents de leur chance Alors qu elle tait assise sur un rocher Baya aper ut une queue dor e frapper l eau quelques m tres d elle Monstre montre toi cria t elle ces mots une t te hideuse apparut QUE ME VEUX TU tonna le monstre Je veux juste te parler r pondit Baya TU N ES PAS ENCEINTE TU NE M INT RESSES PAS Mais toi tu m int resses Comment t appelles tu JE N AI PAS DE NOM C est dommage Je peux t appeler Manjiku QU EST CE QUE A VEUT DIRE MANJIKU a veut dire qui a faim puisque tu manges beaucoup de femmes et d enfants Pourquoi d ailleurs Sont elles plus d licieuses que des hommes NON Sont elles plus app tissantes que des poissons NON Pourquoialors 118 J AI PARCOURU LE MONDE J AI OBSERV J AI APPRIS EN REGARDANT ET J AI COMPRIS LE PROPRE D UNE FEMME EST DE MOURIR DE LA MAIN DES HOMMES Si le propre des femmes est de mourir de la main des hommes alors peut tre que le propre des hommes est de tuer les femmes Es tu un homme Manjiku Manjiku secoua la t te d un air de col re NON JE NE SUIS NI HOMME NI FEMME CAR JE NE SUIS PAS HUMAIN E JE VOUS MANGE POUR VOUS POSS DER CAR JE VOUDRAIS TRE COMME VOUS Partons ensemble loin d ici et je t apprendrai tout ce que je sais Quand tu seras pr te nous reviendrons et alors Manjiku pour tre un e humain e avant de mourir il faudra que tu fasses une chose pour moi Ne pose pas de questions pour le moment laisse moi grimper sur ton dos et emm ne nous Ainsi Baya et Manjiku s loign rent dans le sombre horizon Puisqu elle ne revint pas au petit matin son mari crut avoir encore perdu sa femme et de d sespoir il s enferma chez lui et ne voulut plus voir personne Les comploteurs pensaient simplement que Baya avait t mang e comme pr vu Les femmes de leur c t s affol rent est ce que m me celles qui n attendaient pas d enfants taient en danger Mais neuf mois apr s on ne revit pas le monstre Plusieurs ann es s coul rent paisiblement Les enfants naissaient les p cheurs ne s inqui taient plus Manjiku tait de l histoire ancienne Jusqu une nuit particuli rement sombre la plage tait toujours d serte d s que le soleil se couchait Les habitants avaient gard l habitude d viter le rivage comme une sorte de rituel auquel il ne fallait surtout pas d roger pour des raisons incertaines Mais ce soir l s il s tait trouv une per 119

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sonne assez audacieuse pour braver les interdits de sa communaut elle aurait vu Manjiku d poser Baya sur le m me rocher qu elle avait quitt des ann es auparavant pour l accompagner dans sa qu te de connaissance Baya avait vieilli bien plus qu on l aurait imagin Ses cheveux taient devenus enti rement argent s ses mains noueuses Il aurait fallu se rappeler pr cis ment son visage pour reconna tre dans son regard l clat qui y avait toujours brill Lorsqu elle se fut rassise sur la pierre Manjiku qui n avait pas chang fit claquer sa queue Manjiku avait fait beaucoup de choses cruelles durant son existence mais on ne pouvait pas lui reprocher un manque de loyaut Manjiku laissa donc Baya lui poignarder le coeur avant qu elle ne d coupe sa chair et sa peau et qu elle cache les morceaux dans des lambeaux de sa robe Apr s s tre baign e pour rincer le sang bleu de Manjiku Baya travailla toute la nuit se construire une hutte de terre et de bois au pied de l arbre le plus proche Au petit matin quand les p cheurs pass rent pr s du rivage la petite cabane semblait avoir surgi du sol comme par magie La pr sence de cette vieille femme ne tarda pas veiller la curiosit d un bon nombre d habitants avec qui Baya noua des liens d amiti renouvel e puisqu aucun ne la reconnut Quand ils lui rendaient visite ils lui apportaient des fruits des l gumes des poissons du lait en change desquels elle leur donnait des conseils ou des concoctions pour soigner leurs maux Elle s tait en effet construit une r putation de grande gu risseuse depuis que par un apr s midi ensoleill un jeune gar on s tait endormi en plein travail dans les champs et qu en d pit des efforts de chacun personne d autre qu elle n avait r ussi le r veiller Maintenant qu elle avait leur confiance il n y avait personne pour se m fier de son savoir et de ses intentions Alors 120 qu elle la visitait pour des douleurs au dos une des femmes de la ville s entendit dire qu elle ne devait pas tomber enceinte sous peine de rappeler l horrible monstre qui avait terroris ses cong n res Elle devait dans le plus grand des secrets emp cher toutes grossesses et convaincre les autres d en faire autant Le lendemain un des p cheurs comploteurs vint la voir pour des douleurs aux pieds et Baya l implora de mettre sa femme enceinte pour prot ger les poissons de l horrible monstre qui avait terroris ses coll gues Ainsi mus par la m me peur les comploteurs esp raient ardemment avoir un enfant tandis que leurs femmes esp raient ne plus avoir avorter Paniqu s les comploteurs dout rent de leur propre sant et demand rent tous Baya un rem de qui leur permettrait coup s r de procr er Baya sortit des lambeaux de sa vieille robe les morceaux de Manjiku et instruisit chacun de manger sa part la prochaine pleine lune exactement minuit Lorsque la pleine lune arriva et qu il tait minuit Baya avait depuis longtemps d truit sa hutte et hiss sur son dos ses maigres possessions Elle avait d j march jusqu la ville et frapp la porte de son ancienne maison Son mari qui avait v cu en ermite depuis sa disparition lui avait ouvert et l avait reconnu tout de suite Elle lui avait tendu la main il l avait prise Quand leurs doigts s taient touch s ce fut comme si toutes ces ann es loin l un de l autre s taient effac es Ensemble ils avaient vol un bateau et Baya avait quitt ce rivage pour toujours cette fois Cela faisait des heures qu ils s taient enfuis quand un par un les comploteurs tomb rent sur le sol de leur cuisine de leur chambre de leur jardin Un filet de salive bleue coulait de la bouche de chacun et tous taient morts avec dans les yeux une expression qui ressemblait du regret 121

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Qui est Will S il y a un homme qui se lave dans la rivi re c est lui il y a un homme qui vagabonde en ville c est lui il y a bien quelqu un retrouver c est lui 122 123

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Lui le troubadour d un pays qui existera Troubadour d un temps insaisi insaisi comme lui En venant il clipse des vies et les femmes qui l attendaient n ont plus de maris Mais qui est il Je lui ai demand il s appelle Will Will Sans pass Will Sans avenir Will Au pr sent Je suis Will je suis vivant Will et je nais ici Tu nais ici Will mais par quelles m res Un jour je l ai suivi Je n avais pas pr vu d tre son ombre pourtant je l ai regard na tre en catimini Il est parti par la for t J tais dans ses traces mais il ne m a pas vue Peut tre qu il avait bu avec la boulang re et le banquier le p cheur et la bouch re Ou peut tre qu il m a ignor e Will Aux longues longues jambes il m a perdue une fois ou deux Mais j tais trop curieuse pour l abandonner Il n a pris aucun sentier aucun sentier n tait digne d tre pris Les corces des arbres brillaient pour ses yeux et les siens seulement ou comment expliquer son regard lumineux Les tincelles balay es par ses paupi res Will s est assis sur une pierre et il a attendu J tais s re qu il devenait le centre de cet trange andr n Pas de pistils entre les racines pas de parades nuptiales entre les branches que des m les et pas de m res Will comment fais tu pour na tre 124 La nuit Maintenant nous tions deux embusqu es moi et la Lune a fait trois yeux Mais il en aurait fallu des myriades pour embrasser tout ce myst re Le myst re de cet tre immobile et patient Will Presque Statue qui attendait encore Je me suis demand e que va t il arriver de si important qu il refuse de bouger Enfin des toiles sont descendues Des milliers de lueurs voraces se sont pos es sur lui Des lucioles b n voles d soeuvrer comme autant d accoucheuses L Il n y avait plus de chaussures plus de mains et de visage Mais Will n a pas disparu il s est morcel et multipli il s est r pandu Les chemins qu il empruntait ne seront connus que de moi et lui Car en tombant dans ses empreintes j ai compris j ai compris ses chaussures j ai compris ses mains son visage et son pr nom La chanson tant Harm of Will J ai compris Will J ai compris la chanson de Bj rk 125

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La couturi re 126 Vingt et un janvier Mon amie m a demand de lui faire une courtepointe pour son mariage Elle dit que je suis la personne la plus habile qu elle connaisse avec une aiguille Elle dit que mon efficacit souder des morceaux de tissus disparates n a d gale que la dr lerie des motifs que je cr e Ce qu elle ignore c est que je ne plaisante jamais Si les morceaux forment un arbre avec un serpent ce n est pas par foi c est que je devais me les sortir de la t te Quand je mets de la lavande entre les couches c est parce que ce jour l il y avait une odeur de mort qui me suivait partout Si j ai d cid d ajouter une broderie rouge ce n est pas un hasard c est surement pour cacher les traces de sang de mes doigts surmen s Dire que tous ces d tails sont dr les c est un peu se moquer de moi La premi re couverture que j ai cousue tait surtout blanche mais d un blanc qui avait souffert Un blanc de taches un blanc qui n tait plus vierge et donc plus valeureux J ai d coup toutes les petites souillures et je les ai r assembl es en ma propre constellation comme dans un ciel clair aux toiles sombres car la beaut est dans l usure Cette couverture je ne l ai ni vendue ni lav e Voil bien dix ans que je m y glisse chaque soir l odeur des nuits pass es m assommant autant qu un m dicament Je sais ce que l on peut penser de a on peut penser que c est sale mais c est pr f rable l odeur de mort J ai commenc coudre parce que je n avais aucun don pour la cuisine et le jardinage Il est difficile de parler de passion Mais je n ai pas besoin de passion une distraction c est tout juste ce qu il me faut Quoi de plus ad quat alors qu un ouvrage aussi long et laborieux que la couture Oui a me prend du temps je ne m occupe pas autrement J ai 127

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souvent cousu des robes pour des mariages des rideaux pour des fen tres par lesquelles je ne suis pas autoris e regarder et puisqu il y a toujours des femmes qui aiment le suicide et des gens qui pr f rent l ombre la lumi re du jour je ne manque pas de travail Oh que non je ne m ennuie plus Et chacun sait qu il est tr s important de ne jamais s ennuyer L ennui est un gouffre y succomber c est se faire victime de l oisivet la r verie la morbidit Les ermites sont surement les individus les plus ali n s qui existent alors je couds je couds pour ne pas tre comme eux Quand par malheur on ne m a pas attribu de projet j ai assez d imagination pour m en cr er un en attendant le prochain car il vaut mieux s ab mer les yeux la nuque et les doigts que l esprit La courtepointe est mon activit de pr dilection Je n ai aucun doute sur sa sup riorit elle allie broderie et patchwork et elle est assez vaste pour figurer des histoires Elle exige une minutie si n cessaire qu elle ne laisse pas de place pour autre chose dans le cerveau Ce n est malheureusement pas ce qu on me demande le plus Non on pr f re les robes ou les belles vestes comme s il tait plus important pour quiconque d tre appr t que d tre au chaud la nuit On peut bien dire qu une fois qu on a achet une couverture on n en a pas besoin de plusieurs pas autant que de robes et vestes de tailles et couleurs diff rentes Et pourtant a ne me semblerait pas absurde de collectionner des courtepointes de toutes les tailles et toutes les couleurs Si le monde tait moins absurde je prendrais plus de plaisir Je coudrais plus de courtepointes parce qu on m en donnerait le temps Sur les vingt sept que j ai faites en dix ans je n en ai gard que deux C est dire comme j ai t d bord e vingt cinq pour les autres et deux pour l ennui De ces deux couvertures j ai d j d crit la premi re blanche tach e et sale a a beau tre la seule que j utilise ce n est pas ma pr f r e Ma 128 pr f r e au contraire je ne la montre jamais pour la simple raison que je ne l ai pas finie Voil des ann es qu elle me sert de passe temps Quoi que j y ajoute je sens que ce n est qu un d but un d but que j abandonne alors pour un autre et ainsi de suite ce jour elle fait la moiti de ma chambre et est presque aussi paisse qu une charlotte Et elle m est si ch re si vive la chair que je lui ai donn le nom de Mina Mina est comme une conteuse Elle n a pas vraiment de valeur mercantile elle est m me inutilisable mais tout le monde peut b n ficier d un peu d inutilit dans sa vie Un po me une l gende un baiser ce sont bien des fadaises qui gu rissent Le quotidien est une toile trou e et l ayant dit tant de fois je me dois de trouver de quoi la raccorder Mina a cette peau mutil e en pleine mutation sur laquelle les cicatrices sont du braille Il me semble que son visage n est pas d fini alors je le r arrange en boucle Le jour o il appara tra enfin je serai surement d ue La d ception est le lot des gens raisonnables car rien n est plus logique que d esp rer que la destination soit mieux que le chemin parcouru Je n ai pas assez de poumons pour raconter toutes les d ceptions de mes ann es voil pourquoi je ne me pr occupe que du pr sent et rien que du pr sent Regarder vers l avenir fait peut tre passer le temps plus vite mais la vie aussi et il ne faut pas avoir beaucoup d intelligence pour la laisser s effilocher entre ses doigts par pure impatience Quand je commence une nouvelle courtepointe je sais que mon travail est fini si je sens que j ai dit une v rit Je suis obs d e par toutes les v rit s alors choisir avec laquelle je ferai un bout de chemin l un instant est souvent une exp rience hasardeuse pour moi J essaie d embrasser le changement une piphanie la fois Mais avec Mina je cherche toujours la prochaine option celle qui ne m a pas encore t pr sent e J imagine que c est pour a qu elle ne cesse de 129

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grossir et qu elle est secr tement ma pr f r e elle est celle qui me permet de d roger ma propre r gle Je l ai dit je ne me pr occupe que du pr sent mais a ne m emp che pas d adorer le futur Je pense Mina comme un miroir tr s complexe Elle ne refl te pas vraiment la r alit mais elle sugg re des choses cach es Ces cachettes sont des collages des d bris d histoires que je n ai pas cr es Je ressens la faiblesse de mon m tier Si j avais d cid d tre tisserande ne serais je pas devenue une sorte de d esse Parfois je r ve que je suis assise devant un minuscule m tier tisser Chaque geste est une corv e j attache du fil mais il se rompt comme si mes doigts faisaient peser tout le poids du monde sur lui Je veux le remplacer mais les seules bobines restantes sont peu paisses Le fil se rompt nouveau je le change et ainsi de suite jusqu ce qu il n y en ait plus dans la corbeille Alors je m arrache les cheveux un par un et les casse tous avant d avoir pu tisser Quand enfin j essaie avec le dernier il tient en place mais j ai peine le temps de soupirer que je me r veille Le premier matin suivant ce r ve j ai tent de coudre Mina avec une m che de mes cheveux Ironiquement ils n ont pas cass et Mina a gagn en humanit Je me demande souvent de quoi je r verais la nuit si j tais le genre de personne qui veill a des r ves Seraient ils si pleins de sens que je pourrais crire une histoire enti re leur propos Je suis assez fi re de ne pas r ver C est un tel lieu commun que d y chapper est en quelque sorte ce qui me d finit Je ne souhaite tre ni ailleurs ni autrement Un don oui C est un don que de se satisfaire de ce que l on a De a je peux me vanter de a et de coudre des v rit s 130 131

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Futur manifeste 132 En 1907 le docteur am ricain Ducan MacDougall pr tend que l me humaine p se vingtet un grammes C es derniers temps j ai consacr mon nergie d jouer le cercle de la vicieuse habitude chaque jour cr er de nouveaux rituels briser impun ment la sym trie du cort ge J e rentre en missaire dans ma propre maison porteuse du message de la v ritable volution et je ne me mens pas assez bien pour nourrir des secrets ton avenir est mon pass nos toffes sont les m mes N ous sommes suspendues comme d tranges branches omniscientes par en dessous ignorantes par au dessus le vent des changements traverse nos bronches car nous avons des poumons le talent d expansion S i tu cries je crie aussi mais nous ne ferons pas plus de bruit l une et l autre n existons pas dans une m me instance il faut dire que notre audience est sourde d une oreille autant se murmurer et se confesser pour soi m me D e nos quarante deux grammes faisons peser la vision apposons notre sceau au bas de notre pitaphe oui il est vrai que tu composes ton histoire et ce jusque dans la mort tu pourras te faire entendre N ous hanterons tes r ves avec mes cauchemars nous p trirons tes peurs de la main qui accouche puisqu au fond il n y a pour l auteure que le r le de celle qui d range la douceur 133

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IPSIUS FECIT

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Le texte a t compos en Arbutus Slab par Karolina Lach Victorianna par S bastien Hayez et J r my Landes et Daubenton par Olivier Dolbeau Graphisme M lina Ghorafi

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