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Le doute de Cézanne

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Plan du dialogueIntroduction à Gorgias1La rhétorique ou la difficile définition–Que nous apprend la naissance de la rhétorique ?Etude de Gorgias de Platon texte intégralLes sophistes, et surtout le Sicilien Gorgias, furent les artisans de cette promotion.– Platon engage aussi une critique de la poésie, et propose de chasser les poètes de la Citéau Livre X de la République.Exercice : Pourquoi Platon voit-il en elle une menace ? TéléchargezSelon une légende , la rhétorique serait née en Sicile, vers 465 avant J-C, en réaction à latyrannie d’Hiéron de Syracuse. Le premier nom connu est celui de Korax (probablement unsurnom, car le nom signifie "corbeau" !), qui aurait édité un recueil de conseils concernantl’éloquence judiciaire. Il s’agit bien alors, comme l’affirme Socrate, d’un "savoir-faire",destiné à aider les plaideurs à gagner leur procès. Korax, ainsi que son élève Tisias,enseignent la rhétorique dans la première moitié du Vème siècle. Il se répand dans tout lemonde grec, principalement à Athènes.C’est le moment où Gorgias entend réduire la place que la poésie occupait dans l’éducation.Ce dont a besoin le citoyen, proclame-t-il, c’est de détenir les clefs de la persuasion et nonpas seulement de répéter les vieux adages tirés des poètes. Or, étroitement associée à lamusique, la poésie pouvait apparaître comme étant essentiellement une régulationtemporelle de la parole. Le discours, comme un poème, devait posséder lui aussi un préludequi captât l’attention et suscitât la bienveillance de l’auditoire, et se distribuer en partieséquilibrées comme autant de strophes. Les groupes de mots et les syllabes devaient dans laphrase oratoire emprunter une partie de leur magie aux rythmes et aux jeux de sonorités dulangage poétique. La première rhétorique fut une rhétorique de séduction, persuadée de satoute-puissance et ambitieuse au point de vouloir couronner à elle seule l’édifice du savoir. Maurice Merleau-Ponty1

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Présentation des personnages2:Chercher la définition d’[bleu]efficace[/bleu]. En quoi est-ce différent de la vérité ?Chéréphon et Socrate se rendent chez Calliclès, pour voir Gorgias, un célèbre rhéteur. Ilsarrivent trop tard.Qui est Chéréphon ? Socrate en parle dans l’Apologie de Socrate. Rechercher le passage.Qu’incarne Chéréphon ? Dans quel type de régime politique se déploie la rhétorique ?Calliclès les reçoit en faisant l’éloge de Gorgias et de la rhétorique.CALLICLÈS.C’EST à la guerre et à la bataille, Socrate, qu’il faut, dit-on, se trouver ainsiaprès coup.SOCRATE.Est-ce que nous venons, comme on dit, après la fête, et arrivons-nous trop tard?CALLICLÈS.Écrit entre 390 et 385 avant J-C, le Gorgias se compose de plusieurs moments, marqués parles changements d’interlocuteurs. Ce texte avance "crescendo" sur les dangers d’unerhétorique qui défend plus les usages et l’efficacité que le vrai. On verra un peu plus loindans le texte qu’une question essentielle est celle du statut du vraisemblable, qui gagne enpuissance, contre le vrai.– Faire de la guerre une fête : quelle difficulté soulève cette équivalenceet qu’est-ce que sous-entend Calliclès à propos de la rhétorique ? Quelle difficulté pose icil’usage de la métaphore ?– Manifestement le charme a opéré. Que signifie "charme" ? Quel effet produit la rhétoriquesur le public ?– Peut-on dire que Calliclès en est resté aux effets du discours de Gorgias ?Oui, et après une fête tout-à-fait charmante ; car Gorgias, il n’y a qu’uninstant, vient de nous dire une infinité de belles choses. Pour Merleau-Ponty, l’artiste [bleu]nous livre la perception du monde, la paroleprimordiale.[/bleu] Il tente de faire parler la nature, dans un en-deçà de l’humain. Ce n’estpas sa biographie ou une histoire de l’art.A partir de l’essai intitulé Le Doute de Cézanne que Maurice Merleau-Ponty a publié en1945 la réception de la phénoménologie ainsi que sa critique (chez Jean-François Lyotardou Gilles Deleuze), mais aussi sa reprise et sa transformation (tout particulièrement parHenri Maldiney) sont passées par la réflexion sur l’œuvre du peintre provençal.1. Le monde de l’artRupture avec la représentationAu-delà des différences dans leurs interprétations, parfois clairement conflictuelles, tous cespenseurs ont vu ce que Lyotard a fort bien caractérisé comme un principe souterrain dedéreprésentation qui opère en permanence dans l’approche de l’objet par CézanneA LIREà lire CARBONE Mauro, « La déformation en tant que principe dedéreprésentation. Le Cézanne des philosophes français », Nouvelle revued’esthétique, 2013/2 (n° 12), p. 201-210. DOI : 10.3917/nre.012.0201. URL:https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2013-2-page-201.htmLe texte sur Cézanne défait la représentation. il reprend la démarche du doute cartésien maispour s’en affranchir. On peut aller jusqu’à dire qu’il défait la révolution copernicienne. Lepeintre habite par ses couleurs un monde qui est mise en relation mais pas représentationRepenser le doute de DescartesLes Méditations Métaphysiques2

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Polos, Calliclès, et Gorgias lui-même.3––Les trois parties du dialogue ou les trois visages de la rhétorique.Faire des recherches sur ces personnages et rédiger uneprésentation. Pourquoi Calliclès n’est-il pas un personnage historique?Godard récite des extraits de la conclusion du livre sur les Origines du Totalitarisme deHannah ArendtMettre la position de Calliclès en perspective avec cet extrait du film Nous sommes tousencore ici (1997) d’A.-M. Miéville– Que signifie l’expression : "une infinité de belles choses" ? Pourquoi est-ce une"définition vide" ?– Y-a-t-il un juste écart qui permettrait de prendre du recul par rapport à ce jeu d’images ?– Qu’y-a-t-il d’inquiétant dans les propos de Calliclès ?Enfin, Socrate continue tout seul, Calliclès ne donnant plus la réplique sans rien croire de ceque dit son interlocuteur. Socrate achève le dialogue par le mythe des Enfers.Un premier dialogue entre Gorgias et Socrate : premier visage de la rhétorique. Unsecond dialogue entre Socrate et Polos, qui a impétueusement pris le relais : deuxièmevisage de la rhétorique. Un troisième dialogue, qui n’aboutit pas, entre Socrate et Calliclès: il n’est plus alors question de rhétorique, mais du juste et de l’injuste. Ce dialogue tournecourt, car il n’y a en fait aucune valeur commune entre Calliclès et Socrate, qui permette unminimum de compréhension. Calliclès refuse finalement de répondre. C’est le troisièmevisage de la rhétorique.Ce dialogue peut laisser perplexe quant à son objet : on passe de la rhétorique (si importantedans une société athénienne gouvernée toute entière par la parole) à une réflexion sur lejuste et l’injuste. Il faudra également se demander pourquoi le dialogue s’achève par unmythe. Quel type de discours introduit ici Socrate qui se sépare du ton précédent ?Métaphore, image et rhétorique.Le mythe final riche en image renvoie à une réflexion sur la mort mais aussi sur le langage, MEDITATIONS TOUCHANT LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DANS LESQUELLESL’EXISTENCE DE DIEU ET LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L’ÂME ET LECORPS DE L’HOMME SONT DÉMONTRÉESPREMIÈRE MÉDITATION DES CHOSES QUE L’ON PEUT RÉVOQUER EN DOUTELe texte de Merleau-Ponty procède à une mise en question du doute de Descartes et dumonde de la représentation“Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années,j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’aidepuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteuxet incertain ; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en mavie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusqu’alors en macréance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établirquelque chose de ferme et de constant dans les sciences. Mais cette entrepriseme semblant être fort grande, j’ai attendu que j’eusse atteint un âge qui fût simûr, que je n’en pusse espérer d’autre après lui, auquel je fusse plus propre àl’exécuter ; ce qui m’a fait différer si longtemps,que désormais je croirais commettre une faute,si j’employais encore à délibérer le temps qu’ilme reste pour agir.”La révolution copernicienne3

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La démesureLa rhétorique et la parole judiciaire :4Quelle est la science de la mesure ?Expliquer :Qui est Gorgias ?Faire des recherches sur le personnage historique de Gorgias.Pourquoi un tel succès de GORGIAS ?Le maître de rhétorique est incarnation de cette puissance de la parole. Dans le texte quisuit, il argumente pour montrer la non responsabilité d’Hélène dans la Guerre de Troie.GORGIAS.Socrate, il y a des réponses qui exigent nécessairement quelque étendue.Néanmoins [449c] je ferai en sorte qu’elles soient aussi courtes qu’il estpossible. Car une des choses dont je me vante est que personne ne dira lesmêmes choses en moins de paroles que moi.Autre question : les diverses définitions que donne Gorgias manquent la limite. Elles neparviennent pas à définir la rhétorique. (chercher le sens de "définir". Qu’en conclure ?) Ladémesure surgit avec la question de la rhétorique. Comment à partir de là comprendre lepersonnage de Calliclès, et plus largement du rapport philosophie-rhétorique ?– Voir Eloge d’Hélène : celle-ci n’est pas responsable de la guerre de Troie. Seule la paroleest dotée de puissance.Comparer avec d’autres oeuvres :– Sur la culpabilité d’Hélène : Homère Iliade, IIIet plus précisément sur l’usage des images dans le discours. Analyser dans cette perspectivele discours de PolosQu’est-ce que l’apologie en Grèce et à Athènes précisément? Comment est organisé le système judiciaire à Athènes ?[violet]Quelles sont les limites de la justice qui expliquent la présence de lapersuasion ?[[violet] I. Du “je” de Descartes au “il” de Cézanne : se libérer de la représentation d’un "soi"centré sur lui-mêmeLes références à l’histoire de la perspective en montrent les présupposés.1. Le doute de Cézanne entreprend d’invalider le doute de Descartes à son fondement,c’est-à-dire au cogito. La vraie cause de nos erreurs c’est la séparation de laconscience et du monde. Pour Merleau-Ponty, la phénoménologie de Husserl a établila conscience comme conscience de. Ainsi suspendre notre relation au monde relèved’une représentation.Il y a confusion entre le monde et la représentation que le sujet s’en fait.2. Descartes explique qu’il a reçu de son expérience et de sa naïveté des faussesopinions. L’erreur aurait sa cause dans les sensations liées à son enfance.3. Or, la première des erreurs est d’occuper une position de sujet. Ce sont lesreprésentations qui nous trompent.4. C’est pourquoi, il n’y a pas de conscience réfléchie dans le texte de Merleau-Ponty.Il ne parle pas de lui mais de Cézanne. Le "je" se métamorphose en "il"5. La conscience de soi est la première représentation qui est mise en doute,c’est-à-dire que dès le début du texte de Merleau-Ponty, il substitue au pronompersonnel, le “il”qui suppose une distanciation.Cézanne : plus qu’une illustration[bleu]Il s’agit de sortir de la révolution copernicienne pour se libérer de la réductionde l’objet perçu à une représentation de la conscience.[/bleu]Le peintre a la vision de la vision. En ce sens il n’a pas besoin de la perspective ni de faireusage de sa réflexion.II. L’illusion de la perspectiveà l’illusion du cogito correspond l’illusion de la perspective en peinture.4

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5Lire le texte dans son intégralité et expliquer un passage :Lettre VII, 325, 326, trad. J. Souilhé, éd. Les Belles Lettres.Dans la Lettre VII (in Lettres de Platon, trad Remacle Platon engage une critique vivecontre la démocratie athénienne qui a mis à mort le premier philosophe.Mais, je ne sais comment cela se fit, voici que des gens puissants traînentdevant les tribunaux ce même Socrate, notre ami, et portent contre lui uneaccusation des plus graves qu’il ne méritait certes point : c’est pour impiété queles uns l’assignèrent devant le tribunal et que les autres le condamnèrent, et ilsfirent mourir l’homme qui n’avait pas voulu participer à la criminellearrestation d’un de leurs amis alors banni, lorsque, bannis eux-mêmes, ilsétaient dans le malheur. Voyant cela et voyant les hommes qui menaient lapolitique, plus je considérais les lois et les moeurs, plus aussi j’avançais en âge,plus il me parut difficile de bien administrer les affaires de l’État. D’une part,sans amis et sans collaborateurs fidèles, cela ne me semblait pas possible. - Or,parmi les citoyens actuels, il n’était pas commode d’en trouver, car ce n’étaitplus selon les us et coutumes de nos ancêtres que notre ville était régie. Quant àen acquérir de nouveaux, on ne pouvait compter le faire sans trop de peine. -De plus, la législation et la moralité étaient corrompues à un tel point que moi,d’abord plein d’ardeur pour travailler au bien public, considérant cette situationet voyant comment tout marchait à la dérive, je finis par en être étourdi. Je necessais pourtant d’épier les signes possibles d’une amélioration dans cesévénements et spécialement dans le régime politique, mais j’attendais toujours,pour agir, le bon moment. Finalement, je compris que tous les États actuels sontmal gouvernés, car leur législation est à peu près incurable sans d’énergiquespréparatifs joints à d’heureuses circonstances. Je fus alors irrésistiblementamené à louer la vraie philosophie et à proclamer que, à sa lumière seule, onpeut reconnaître où est la justice dans la vie publique et dans la vie privée.Donc, les maux ne cesseront pas pour les humains avant que la race des purs etauthentiques philosophes n’arrive au pouvoir ou que les chefs des cités, par unegrâce divine, ne se mettent à philosopher véritablement.Cette lettre est une réflexion de Platon sur le gouvernement juste à partir de l’expériencequ’il a faite de l’injustice lors du procès de Socrate. La réflexion naît du choc del’expérience vécue. Dans cette lettre autobiographique écrite au soir de sa vie, Platon nousraconte comment la mort de Socrate l’a détourné de la politique et poussé vers laphilosophie. Le texte se compose de trois moments : dans un premier temps, Platon rappelleles faits : la mort de Socrate, une mort injuste dont la démocratie est responsable ; puis dans C’est une des raisons qui conduit Merleau-Ponty à se rapprocher de Cézanne. Ce qu’ilprivilégie en lui c’est le refus de la ligne - pas du trait- le refus du dessin qui renvoie à lagéométrie.Il refuse la “fenêtre ouverte sur l’histoire”, telle que la définit Alberti pour définir laperspective.Définition de la peinture par Alberti « Je trace d’abord sur la surface à peindre unquadrilatere de la grandeur que je veux, et qui est pour moi une fenêtre ouverte parlaquelle on puisse regarder l’histoire (historia) "“Un Peintre doit s’étudier à faire paroître son génie par l’abondance et la variété de sesinventions, et fuir la répétition d’une même chose qu’il ait déjà faite, afin que la nouveautéet l’abondance attirent et donnent du plaisir à ceux qui considèrent son ouvrage. J’estimedonc que dans une histoire il est nécessaire quelquefois, selon le sujet, d’y mêler deshommes, différents dans l’air, dans l’âge, dans les habits, groupés ensemble pêle-mêle avecdes femmes et des enfants, des chiens, des chevaux, des bâtiments, des campagnes et descollines, et qu’on puisse remarquer la qualité et la bonne grâce d’un Prince ou d’unepersonne de qualité, et la distinguer d’avec le peuple. Il ne faudra pas aussi mêler dans unmême groupe ceux qui sont tristes et mélancoliques avec ceux qui sont gais et qui rientvolontiers, parce que les humeurs enjouées cherchent toujours ceux qui aiment à rire,comme les autres cherchent aussi leurs semblablesLéonard de Vinci Traité élémentaire de la peinture Deterville, Libraire, 1803 (nouv.éd. revue, corrigée et augmentée de la Vie de l’Auteur) (p. 82). CHAPITRE XCVII. Dela variété nécessaire dans les histoires.exemple : POUSSiNNicolas Poussin signe son tableau : qu’en conclure de la représentation ?1. Autoportrait de Nicolas Poussin (Louvre) – peint pour Paul Fréart deChantelou (1650)Musée du Louvre, aile Richelieu, 2e étage, salle 14Huile sur toile, 98 x 74 cm5

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6GORGIAS.Tu dis vrai.SOCRATE.Par conséquent, puisqu’elle n’est pas la seule qui la produise, et que d’autresarts en font autant, nous sommes en droit, comme au sujet du peintre, dedemander en outre de quelle persuasion la rhétorique est l’art, et sur quoi roulecette persuasion. Ne penses-tu pas que cette question [454b] est à sa place ?GORGIAS.Si fait.SOCRATE.Réponds donc, Gorgias, puisque tu penses ainsi.GORGIAS.Je parle, Socrate, de cette persuasion qui a lieu dans les tribunaux et lesassemblées publiques, comme je disais tout-à-l’heure, et qui roule sur ce qui estjuste ou injuste.SOCRATE.un second moment, il entreprend une critique radicale du régime politique de toutes lesCités ; enfin dans un dernier temps, il pose par une image médicale ce qui lui semble justecomme régime politique. Le texte passe ainsi du fait, ce qui s’est passé, au droit, ce quidevrait être.Les définitions de GorgiasLe premier visage de la rhétorique.[violet]Pourquoi cette analogie avec la peinture ?[/violet] Poussin peint la même année deux autoportraits, l’un pour Jean Pointel, dit l’Autoportraitde Berlin, conservé aujourd’hui à la Pinacothèque de la ville, l’autre – qui fixera l’image dePoussin pour la postérité – pour Paul Fréart de Chantelou, ami et amateur de l’artiste. Cedernier souhaitait un portrait de l’artiste, non nécessairement un autoportrait, et fit appel àlui pour qu’il confie la tâche à un portraitiste de Rome. Mais, après réflexion, Poussindécide de le peindre lui-même.Nicolas Poussin –Autoportrait du Louvre, 1650Le portrait est signé : Effigies Nicolai Poussini Andelyensis Pictoris. Anno Aetatis 56.Romae Anno jubilei 1650 (portrait du peintre Nicolas Poussin des Andelys, âgé de 56 ans,fait à Rome en 1650 – voir les détails de l’oeuvre ci-dessous).6

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7GORGIAS.Socrate, à mon avis, rien n’est plus sensé que cette conduite.SOCRATE.Allons en avant, et examinons encore ceci. Admets-tu ce qu’on appelle savoir ?GORGIAS.Oui.SOCRATE.Et ce qu’on nomme croire ?[454d] GORGIAS.Je l’admets aussi.SOCRATE.Te semble-t-il que savoir et croire, la science et la croyance soient la mêmechose, ou bien deux choses différentes ?GORGIAS.Je pense, Socrate, que ce sont deux choses différentes.Je soupçonnais que tu avais en vue cette persuasion et ces objets, Gorgias, maisje n’en ai rien dit, afin que tu ne fusses pas surpris, si, dans la suite de cetentretien, je t’interroge sur des choses qui paraissent évidentes ; [454c] car cen’est point à cause de toi, comme je t’ai déjà dit, que j’en agis de la sorte, maisà cause de la conversation, pour qu’elle marche régulièrement, et que sur desimples conjectures nous ne prenions point l’habitude de prévenir et de devinernos pensées de part et d’autre ; mais que tu achèves comme il te plaira tondiscours, selon les principes que tu auras établis toi-même.[violet]Que n’a pas compris Gorgias ?[/violet][violet]Quelles sont les règles du dialogue ? Pourquoi le conflit ne porte-t-il que sur lediscours et nullement sur des conjonctures ?[/violet] La description qu’en fait Bellori :« L’an 1650 il peignit de sa propre main son portrait qu’il envoya en France à M. deChantelou, duquel portrait nous avons pris ce qui, ci-dessus, se voit imprimé. Mais sur latoile placée derrière lui on lit Effigies Nicolai Poussini, Andeliensis, Pictoris, Anno aetatissui Romae, Anno Jubilei MDCL. Sur une autre toile est figurée la tête d’une femme, deprofil, avec un oeil en haut de son diadème, c’est la peinture et deux mains apparaissent quil’embrassent, et c’est l’amour de la dite peinture, et l’amitié à qui le portrait est dédié. Ainsi7

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9SOCRATE.La rhétorique, à ce qu’il paraît, est donc ouvrière de la persuasion [455a] quifait croire, et non de celle qui fait savoir, relativement au juste et à l’injuste.GORGIAS.Oui.SOCRATE.Ainsi l’orateur ne se propose point d’instruire les tribunaux et les autresassemblées sur le juste et l’injuste, mais uniquement de les amener à croire.Aussi bien ne pourrait-il jamais, en si peu de temps, instruire tant de personnesà-la-fois sur de si grands objets.Quelle est la différence fondamentale entre ces deux formes de persuasion ?SOCRATE.De ces deux persuasions, quelle est celle que la rhétorique opère dans lestribunaux et les autres assemblées, au sujet du juste et de l’injuste ? Est-ce celled’où naît la croyance sans la science, ou celle qui engendre la science ?GORGIAS.Il est évident, Socrate, que c’est celle d’où naît la croyance.[violet]GORGIAS.Non, sans doute.SOCRATE.Cela posé, voyons, je te prie, ce que nous devons penser [455b] de larhétorique. Pour moi, je ne puis encore me former une idée précise de ce quej’en dois dire. Lorsqu’une ville s’assemble pour faire choix de médecins, deconstructeurs de vaisseaux, ou de toute autre espèce d’ouvriers, n’est-il pas vraique l’orateur n’aura point alors de conseil à donner, puisqu’il est évident que,[violet]A quelle difficulté se heurte la justice ? Pourquoi n’y-a-t-il pas une science dujuste ?[/violet][/violet] exprima-t-il sa reconnaissance et son affection pour ce Seigneur, dont le noble penchanttoujours le favorisa. »Question : Quel rapport au réel produit l’oeuvre ?Voir le film des Frères Lumière sur l’arrivée du train en gare. Expliquer sur quelle illusionrepose l’art : au cinéma quand un train approche et grandit beaucoup plus vite .qu’un trainréel dans les mêmes conditions. Que révèle le spectateur ?“ Le sens de son œuvre ne peut être déterminé par sa vie. On ne le connaîtrait pas mieuxpar l’histoire de l’art, c’est-à-dire en se reportant aux influences (celle des Italiens et deTintoret, celle de Delacroix, celle de Courbet et des Impres sionnistes), – aux procédés deCézanne, ou même à son propre témoignage sur sa peinture. Ses premiers tableaux, jusquevers 1870, sont des rêves peints, un Enlèvement, un Meurtre. Ils viennent des sentiments etveulent provoquer d’abord les sentiments. Ils sont donc presque toujours peints par grandstraits et donnent la physionomie morale des gestes plutôt que leur aspect visible. C’est auxImpressionnistes, et en particulier à Pissaro, que Cézanne doit d’avoir conçu ensuite lapeinture non comme l’incarnation de scènes imaginées, la projection des rêves au dehors,mais comme l’étude précise des apparences, moins comme un travail d’ate lier que commeun travail surnature, et d’avoir quitté la facture baroque, qui cherche d’abord à rendre lemouvement, pour les petites touches juxtaposées et les hachures patientes. Le doute deCézanneMais il s’est vite séparé des Impressionnistes. L’Impres sionnisme voulait rendre dans lapeinture la manière même dont les objets frappent notre vue et attaquent nos sens.”8

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10GORGIAS.SOCRATE.SOCRATE.[456a] GORGIAS.dans chacun de ces cas, il faut choisir le plus instruit ? Ni lorsqu’il s’agira de laconstruction des murs, des ports, ou des arsenaux ; mais que l’on consulteralà-dessus[bleu] les architectes[/bleu] : ni lorsqu’on délibérera sur le choix d’ungénéral, sur l’ordre dans lequel on marchera à l’ennemi, [455c] sur les postesdont on doit s’emparer ; mais qu’en ces circonstances[bleu] les gens deguerre[/bleu] diront leur avis, et les orateurs ne seront pas consultés. Qu’enpenses-tu, Gorgias ? Puisque tu te dis orateur, et capable de former d’autresorateurs, on ne peut mieux s’adresser qu’à toi pour connaître à fond ton art.Figure-toi d’ailleurs que je travaille ici dans tes intérêts. Peut-être parmi ceuxqui sont ici (11) y en a-t-il qui désirent d’être de tes disciples, comme j’en saisquelques-uns et même beaucoup, qui ont cette envie, et qui n’osent past’interroger. [455d] Persuade-toi donc que, quand je t’interroge, c’est commes’ils te demandaient eux-mêmes : Gorgias, que nous en reviendra-t-il, si nousprenons tes leçons ? sur quoi serons-nous en état de conseiller nos concitoyens? Sera-ce seulement sur le juste et l’injuste, ou, en outre, sur les objets dontSocrate vient de parler ? Essaie de leur répondre.Je sais, Gorgias, qu’on le dit de Thémistocle. A l’égard de Périclès, je l’ai entendumoi-même, lorsqu’il conseilla aux Athéniens d’élever la muraille qui sépare Athènes duPirée (12).Ainsi tu vois, Socrate, que quand il s’agit de prendre un parti sur les objets dont tu parlais,les orateurs sont ceux qui conseillent, et dont l’avis l’emporte.Je vais, Socrate, essayer de te développer en son entier toute la vertu de la rhétorique ; car tum’as mis parfaitement sur la voie. Tu sais sans doute [455e] que les arsenaux desAthéniens, leurs murailles, leurs ports, ont été construits, en partie sur les conseils deThémistocle, en partie sur ceux de Périclès, et non sur ceux des ouvriers.[violet]Que manque-t-il à l’objet du discours de la rhétorique ?[/violet] Bataille San Romano (la contre attaque de Micheletto da Cotignola)(détail) Paolo Uccello - Paris, musée du Louvre © RMN / DanielArnaudet Montrer l’importance attribuée à la géométrie dans letableau d’Uccello.En italien quattrocento signifie « les années 1400 » cequi correspond au XVe siècle. L’Italie connaît alors une grande mutationartistique : la première Renaissance. L’Antiquité devient le modèle absoludes artistes et la philosophie humaniste place l’homme au centre du monde.Au symbolisme religieux du Moyen Age se substituent le naturalisme et larationalisation de l’espace visuel. Un art nouveau s’élabore fondé sur lareprésentation de la nature, l’étude de la géométrie et de la perspective etl’équilibre des proportions. On s’éloigne alors peu à peu du gothiqueinternational qui domine encore partout en Europe.Les tendances nouvellesvoient d’abord le jour à Florence, où l’architecte Brunelleschi (1377-1446)recherche des volumes simples et met au point des techniques de dessin etde projection scientifiques. Alberti (1404-1472), théoricien et savant rédigedes traités qui définissent cette nouvelle conception des volumes.Lessculpteurs Ghiberti (1378-1455) et Donatello (1386-1466) puisent dans lesmodèles antiques un nouveau répertoire de formes et de thèmes.Dans ledomaine de la peinture Masaccio (1401-1429) définit l’idéal de laRenaissance par l’observation de la nature et le rendu illusionniste desfigures et de l’espace.Ucello (1397-1475) et Piero della Francesca (vers1415-1492) mettent en pratique la science de la perspective et du raccourci.Le peintre Mantegna (1431-1506) associe une solide connaissance del’antique et des nouveautés picturales.C’est avec Botticelli (1444-1510) quetoutes ces trouvailles picturales et iconographiques prennent toute leurmesure, par ailleurs, son œuvre est très marquée par les recherchesphilosophiques qui se développent à la même époque.Après 1450, lesexpériences florentines se propagent. Les cours princières, en quête deprestige, font appel aux artistes renommés. La diffusion rapide de cesnouveautés s’explique par le climat d’émulation entre les différentes coursitaliennes, c’est dans ce climat artistique que s’ouvre la Renaissanceproprement dite9

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11GORGIAS.C’est aussi ce qui m’étonne, Gorgias, et ce qui est cause que je t’interroge depuis silongtemps sur la vertu de la rhétorique. A le prendre ainsi, elle me paraît merveilleusementgrande.Et si tu savais tout, Socrate, si tu savais que la rhétorique embrasse, pour ainsi dire, la vertude tous les autres arts ! [456b] Je vais t’en donner une preuve bien frappante. Je suissouvent entré, avec mon frère (13) et d’autres médecins, chez certains malades qui nevoulaient point ou prendre une potion, ou souffrir qu’on leur appliquât le fer ou le feu. Lemédecin ne pouvant rien gagner sur leur esprit, j’en suis venu à bout, moi, sans le secoursd’aucun autre art que de la rhétorique. J’ajoute que, si un orateur et un médecin seprésentent dans une ville, et qu’il soit question de disputer de vive voix devant le peuple, oudevant quelque autre assemblée, sur la préférence entre l’orateur et le médecin, [456c] on nefera nulle attention à celui-ci, et l’homme qui a le talent de la parole sera choisi, s’ilentreprend de l’être. Pareillement, dans la concurrence avec un homme de toute autreprofession, l’orateur se fera choisir préférablement à qui que ce soit, parce qu’il n’estaucune matière sur laquelle il ne parle en présence de la multitude d’une manière pluspersuasive que tout autre artisan, quel qu’il soit. Telle est l’étendue et la puissance de larhétorique. Il faut cependant, Socrate, user de la rhétorique, comme on use des autresexercices : car, parce [456d] qu’on a appris le pugilat, le pancrace, le combat avec des armesvéritables, de manière à pouvoir vaincre également ses amis et ses ennemis, on ne doit paspour cela frapper ses amis, les percer ni les tuer ; mais, certes, il ne faut pas non plus, parceque quelqu’un ayant fréquenté les gymnases, s’y étant fait un corps robuste, et étant devenubon lutteur, aura frappé son père ou sa mère, ou quelque autre de ses parents ou de ses amis,prendre pour cela en aversion et chasser des villes les maîtres [456e] de gymnase etd’escrime ; car ils n’ont dressé leurs élèves à ces exercices qu’afin qu’ils en fissent un bonusage contre les ennemis et les médians, pour la défense, et non pour l’attaque, [457a] et cesont leurs élèves qui, contre leur intention, usent mal de leur force et de leur adresse ; il nes’ensuit donc pas que les maîtres soient mauvais, non plus que l’art qu’ils professent, niqu’il en faille rejeter la faute sur lui ; mais elle retombe, ce me semble, sur ceux qui enabusent. On doit porter le même jugement de la rhétorique. L’orateur est, à la vérité, en étatde parler contre tous et sur toute chose ; en sorte qu’il sera plus propre que personne àpersuader en un instant la multitude [457b] sur tel sujet qu’il lui plaira ; mais ce n’est pas textes de Descartes sur l’art« Pour votre question, savoir si on peut établir la raison du beau, c’est tout de même que ceque vous demandiez auparavant, pourquoi un son est plus agréable que l’autre, sinon que lemot beau semble plus particulièrement se rapporter au sens de la vue. Mais généralement, nile beau ni l’agréable ne signifient rien qu’un rapport de votre jugement à l’objet ; et parceque les jugements des hommes sont si différents, on ne peut dire que le beau ni l’agréableaient aucune mesure déterminée. Et je ne le saurais mieux expliquer, que j’ai fait autrefois,en ma Musique ; je mettrai ici les mêmes mots, parce que j’ai le livre entre les mains :"Entre les objets d’un sens, le plus agréable à l’esprit n’est pas celui qui est perçu avec leplus de facilité, ni celui qui est perçu avec le plus de difficulté. C’est celui dont laperception n’est pas assez facile pour combler l’inclination naturelle par laquelle les sens seportent vers leurs objets, et n’est pas assez difficile pour fatiguer le sens." J’expliquais "cequi est perçu facilement ou difficilement par le sens" comme, par exemple, lescompartiments d’un parterre qui ne consisteront qu’en une ou deux sortes de figures,arrangées toujours de même façon, se comprendront bien plus aisément que s’il y en avaitdix ou douze, et arrangés diversement ; mais ce n’est pas à dire qu’on puisse nommerabsolument l’un plus beau que l’autre mais, selon la fantaisie des uns, celui de trois sortesde figures sera le plus beau, selon celle des autres, celui de quatre, ou de cinq, etc. Mais cequi plaira à plus de gens, pourra être nommé simplement le plus beau, ce qui ne saurait êtredéterminé. »DESCARTES, Lettre à Mersenne, 18 mars 1630Descartes avait composé en 1618 déjà, à l’âge de 22 ans, et durant son séjour à Bréda, un «Abrégé de la Musique ». Quoique la musique, en tant que partie du « quadrivium » scolairedu moyen-âge, faisait partie de la Science tout comme l’arithmétique, la géométrie etl’astronomie, et était de ce fait une introduction propre aux recherches de physique, il estintéressant de noter que des observations d’ordre esthétique s’y trouvaient intercalées.«L’Objet de la Musique est le Son. Sa fin est de plaire et d’exciter en nous diverses passions ;car il est certain qu’on peut composer des airs qui seront tout ensemble tristes et agréables ;et qu’il ne faut pas trouver étrange que la musique soit capable de si différents effets,puisque les élégies même et les tragédies nous plaisent d’autant plus que plus elles excitenten nous de compassion et de douleur et qu’elles nous touchent davantage...Et il semble quece qui fait que la voix de l’homme nous agrée plus que les autres, c’est seulement parce10

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12voir la réponse de Socrate :Veux-tu savoir quel type d’homme je suis ? Eh bien, je suis quelqu’un qui estcontent d’être réfuté, quand ce que je dis est faux, quelqu’un qui a aussi plaisirJ’imagine, Gorgias, que tu as eu, comme moi, l’expérience d’un bon nombred’entretiens. Et , au cours de ces entretiens, sans doute auras-tu remarqué lachose suivante : les interlocuteurs ont du mal à définir les sujets dont ils ontcommencé de discuter et à conclure leur discussion après s’être l’un et l’autremutuellement instruits. Au contraire, s’il arrive qu’ils soient en désaccord surquelque chose, si l’un déclare que l’autre se trompe ou parle de façon confuse,ils s’irritent l’un contre l’autre, et chacun d’eux estime que son interlocuteurs’exprime avec mauvaise foi, pour avoir le dernier mot, sans chercher à ce quiest au fond de la discussion. Il arrive même, parfois , qu’on se sépare de façonlamentable : on s’injurie, on lance les mêmes insultes qu’on reçoit, tant et sibien que les auditeurs s’en veulent d’être venus écouter pareils individus. Tedemandes-tu pourquoi je parle de cela ?Parce que j’ai l’impression que ce quetu viens de dire n’est pas tout à fait cohérent, ni parfaitement accordé avec ceque tu disais d’abord au sujet de la rhétorique. Et puis j’ai peur de te réfuter,j’ai peur que tu ne penses que l’ardeur qui m’anime vise, non pas à rendreparfaitement clair le sujet de notre discussion, mais bien à te critiquer. Alors,écoute, si tu es comme moi, j’aurai plaisir à te poser des questions, sinon j’yrenoncerais.une raison pour lui d’enlever aux médecins ni aux autres artisans leur réputation, parce qu’ilest en son pouvoir de le faire. Au contraire, on doit user de la rhétorique comme des autresexercices, selon les règles de la justice. Et si quelqu’un, s’étant formé à l’art oratoire, abusede cette faculté et de cet art pour commettre une action injuste, on n’est pas, je pense, endroit pour cela de haïr et de bannir des villes le maître qui lui a donné des leçons : car il nelui a mis son art entre les mains [457c] qu’afin qu’il s’en servît pour de justes causes ; etl’autre en fait un usage tout opposé. C’est donc le disciple qui abuse de l’art qu’on doit haïr,chasser, faire mourir, et non pas le maître. qu’elle est plus conforme à la nature de nos esprits ; c’est peut-être aussi cette sympathie ouantipathie d’humeur et d’inclination qui fait que la voix d’un ami nous semble plus agréableque celle d’un ennemi, etc.Chose à remarquer. Remarquez premièrement que tous les senssont capables de quelque plaisir. Secondement, que ce plaisir de ces sens consiste en unecertaine proportion et correspondance de l’objet avec le sens, etc. Dans le DiscoursQuatrième de sa Dioptrique il est écrit :Mais il faut que je vous dise maintenant quelquechose de la nature des sens en général, afin de pouvoir d’autant plus aisément expliquercelui de la vue. On sait déjà assez que c’est l’âme qui sent et non le corps : car on voit que,lorsqu’elle est divertie par une extase ou forte contemplation, tout le corps demeure sanssentiment, encore qu’il y ait divers objets qui le touchent. Et on sait que ce n’est pasproprement en tant qu’elle est dans les membres qui servent d’organes aux sens extérieursqu’elle sent, mais en tant qu’elle est dans le cerveau, où elle exerce la faculté qu’on appellele sens commun, etc... Il faut, outre cela, prendre garde à ne pas supposer que pour sentir,l’âme ait besoin de contempler quelques images qui soient envoyées par les objets jusquesau cerveau, ainsi que font communément nos philosophes ; ils n’ont aucune raison de lessupposer, sinon que, voyant que notre pensée peut être facilement excitée par un tableau àconcevoir l’objet qui est peint, il leur a semblé qu’elle devait l’être en même façon àconcevoir ceux qui touchent nos sens par quelques petits tableaux qui s’en formassent ennotre tête : au lieu que nous devons considérer qu’il y a plusieurs autres choses que desimages qui peuvent exciter notre pensée, comme, par exemple, les signes et les paroles, quine ressemblent en aucune façon aux choses qu’elles signifient. Descartes suggère plusloin[...] qu’il n’y a aucunes images qui doivent en tout ressembler aux objets qu’ellesreprésentent, car autrement il n’y aurait pas de distinction entre l’objet et son image, maisqu’il suffit qu’elles leur ressemblent en peu de chose ; et souvent même que leur perfectiondépend de ce qu’elles ne leur ressemblent pas tant qu’elles pourraient faire, comme vousvoyez que les tailles douces, nous représentent des forêts, des villes, des hommes, et mêmedes batailles et des tempêtes, bien que, d’une infinité de diverses qualités qu’elles nous fontconcevoir en ces objets, il n’y en ait aucune que la figure seule dont elles aient proprementla ressemblance, et encore est-ce une ressemblance fort imparfaite, vue que, sur unesuperficie toute plate, elles nous représentent des corps diversement relevés et enfoncés,etc., en sorte que souvent, pour être plus parfaites en qualités d’images et représenter mieuxun objet, elles doivent ne lui pas ressembler. Dans le Discours Sixième : De la Vision,l’auteur explique d’abord la vision de la distance avec un seul œil, en le faisant mouvoir. Ilajoute à son explication la distinction ou confusion de la figure, constatant qu’elle (la vision11

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13Platon Gorgias, 457d-458aPour faire les exercices, utiliser les ressources du tableau blancà réfuter quand ce qu’on me dit n’est pas vrai, mais auquel il ne plaît pas moinsd’être réfuté que de réfuter. En fait, j’estime qu’il y a plus grand avantage à êtreréfuté que de réfuter, dans la mesure où se débarrasser du pire des maux faitplus de bien qu’en délivrer autrui. Parce qu’à mon sens, aucun mal n’est plusgrave pour l’homme que se faire une fausse idée des questions dont nousparlons en ce moment. Donc, si toi, tu m’assures que tu es comme moi,discutons ensemble ; sinon, laissons tomber cette discussion et brisons là.1. La parure d’une cité, c’est le courage de ses héros ; celle d’un corps, c’est sa beauté : celled’une âme, sa sagesse ; celle d une action, c’est son excellence ; celle d’un discours, c’est savérité. Tout ce qui s’y oppose dépare. Aussi faut-il que l’homme comme la femme, lediscours comme l’action, la cité comme les particuliers, soient, lorsqu’ils sont dignes delouanges, honorés de louanges, et lorsqu’ils n’en sont pas dignes, frappés de blâme. Carégales sont l’erreur et l’ignorance à blâmer ce qui est louable ou à louer ce qui est blâmable.2. Et cette tâche revient au même homme de clamer sans détours ce qu’est notre devoir et deproclamer que sont réfutés [texte corrompu] ceux qui blâment Hélène, femme à propos de quis est élevé, dans un concert unanime, tout autant la voix, digne de créance, de nos poètes, quecelle de la réputation attachée à son nom, devenu le symbole des pires malheurs. Ainsivoudrais-je, dans ce discours, fournir une démonstration raisonnée qui mettra fin àl’accusation portée contre cette femme dont la réputation est si mauvaise. Je convaincrai demensonge ses contempteurs et, en leur faisant voir la vérité, je ferai cesser l’ignorance.–P.S.:Éloge d’Hélène par Gorgias de Léontium de la distance) peut aussi être produite par, ensemble, la force ou la débilité de lalumière.Enfin, pour ce qui est de juger de la distance par la grandeur, ou la figure, ou lalumière, les tableaux de perspective nous montrent assez combien il est facile de s’ytromper ; car souvent, parce que les choses qui y sont peintes sont plus petites que nous nenous imaginons qu’elles doivent être, et que leurs linéaments sont plus confus, et leurscouleurs plus brunes ou plus foibles, elles nous paroissent plus éloignées qu’elles ne sont.III. Les sensationsMaintenant donc que mon esprit est libre de tous soins, et que je me suis procuré un reposassuré dans une paisible solitude, je m’appliquerai sérieusement et avec liberté à détruiregénéralement toutes mes anciennes opinions. Or il ne sera pas nécessaire, pour arriver à cedessein, de prouver qu’elles sont toutes fausses, de quoi peut-être je ne viendrais jamais àbout ; mais, d’autant que la raison me persuade déjà que je ne dois pas moinssoigneusement m’empêcher de donner créance aux choses qui ne sont pas entièrementcertaines et indubitables qu’à celles qui nous paraissent manifestement être fausses lemoindre sujet de douter que j’y trouverai suffira pour me les faire toutes rejeter. Et pour celail n’est pas besoin que je les examine chacune en particulier, ce qui serait d’un travail infini; mais parce que la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi tout le reste del’édifice, je m’attaquerai d’abord aux principes sur lesquels toutes mes anciennes opinionsétaient appuyées. Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et assuré, je l’aiappris des sens, ou par les sens : or j’ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurset il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une foistrompés.Mais encore que les sens nous trompent quelquefois, touchant les choses peu sensibles etfort éloignées, il s’en rencontre peut-être beaucoup d’autres desquelles on ne peut pasraisonnablement douter quoique nous les connaissions par leur moyen : par exemple que jesois ici assis auprès du feu vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains etautres choses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et cecorps-ci soient à moi ? si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés de qui lecerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile qu’ils assurentconstamment qu’ils sont des rois lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et depourpre lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre.Mais quoi ? ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur leurs12

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143. Que, par sa nature et son origine, la femme dont je parle en ce discours, soit à mettre aupremier rang parmi les premiers des hommes et des femmes, rares sont ceux qui ne s’enaperçoivent clairement. Car il est clair que si sa mère est Léda, son père, quoiqu’on le disemortel, est un dieu, qu’il s’agisse de Tyndare ou de Zeus : si c’est le premier, c’était un fait eton le crut ; si c’est le second, c’était un dieu et on le réfuta ; mais le premier était le pluspuissant des hommes, et le second régnait sur toutes choses. 4. Avec une aussi noble parenté,elle hérita d’une beauté toute divine : recel qu’elle ne céla [5] pas. En plus d’un homme ellesuscita plus d’un désir amoureux ; à elle seule, pour son corps, elle fit s’assembler, multitudede corps, une foule de guerriers animés de grandes passions en vue de grandes actions : auxuns appartenait une immense richesse, aux autres la réputation d’une antique noblesse, àd’autres la vigueur d’une force bien à eux, à d’autres, cette puissance que procure lapossession de la sagesse ; et ils étaient tous venus, soulevés tant par le désir amoureux devaincre que par l’invincible amour de la gloire.6. Ce qu’elle a fait, c’est par les arrêts du Destin, ou par les arrêts des dieux ou par les décretsde la Nécessité qu’elle l’a fait ; ou bien c’est enlevée de force, ou persuadée par des discours,(ou prisonnière du désir). Si c’est par la cause citée en premier, il est juste d’accuser ce quidoit encourir l’accusation : la diligence des hommes ne peut s’opposer au désir d’un dieu. Leplus faible ne peut s’opposer au plus fort, il doit s’incliner devant le plus fort et se laisserconduire : le plus fort dirige, le plus faible suit. Or, un dieu est plus fort que les hommes parsa force, sa science et tous les avantages qui sont les siens. Si donc c’est contre le Destin etcontre Dieu qu’il faut faire porter l’accusation, lavons Hélène de son ignominie. 7. Si c’est deforce qu’elle a été enlevée, elle fut contrainte au mépris de la loi et injustement violentée. Ilest clair alors que c’est le ravisseur, par sa violence, qui s’est rendu coupable ; elle, enlevée,aura connu l’infortune d’avoir été violentée. C’est donc le Barbare, auteur de cette barbareentreprise, qu’il est juste de condamner dans nos paroles, par la loi et par le fait : par la parolese fera mon procès, par la loi sera prononcée sa déchéance, par le fait il subira le châtiment.Mais, Hélène, contrainte, privée de sa patrie, arrachée à sa famille, comment ne serait-il pas5. Qui alors, et pourquoi, et comment, assouvit son amour en s’emparant d’Hélène, je ne ledirai pas. Dire ce qu’ils savent à ceux qui savent peut bien les persuader, mais ne peut lescharmer. Dans le présent discours, je sauterai donc cette époque pour commencer tout desuite le discours même que je m’apprête à faire et je vais exposer les raisons pour lesquelles ilétait naturel qu’Hélène s’en fût à Troie. exemples. Toutefois j’ai ici à considérer que je suis homme et par conséquent que j’aicoutume de dormir et de me représenter en mes songes les mêmes choses ou quelquefois demoins vraisemblables que ces insensés, lorsqu’ils veillent. Combien de fois m’est-il arrivéde songer, la nuit, que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé que j’étais auprès du feu quoiqueje fusse tout nu dedans mon lit ? Il me semble bien a présent que ce n’est point avec desyeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je remue n’est point assoupie ;que c’est avec dessein et de propos délibéré que j’étends cette main et que je la sens : ce quiarrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais en y pensantsoigneusement je me ressouviens d’avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par desemblables illusions. Et m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu’il n’y apoint d’indices concluants ni de marques assez certaines par où l’on puisse distinguernettement la veille d’avec le sommeil que j’en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel,qu’il est presque capable de me persuader que je dorsIV. Les couleursSupposons donc maintenant que nous sommes endormis, et que toutes ces particularités-ci,à savoir, que nous ouvrons les yeux, que nous remuons la tête, que nous étendons les mains,et choses semblables, ne sont que de fausses illusions ; et pensons que peut-être nos mains,ni tout notre corps, ne sont pas tels que nous les voyons.Toutefois il faut au moins avouer que les choses qui nous sont représentées dans lesommeil, sont comme des tableaux et des peintures, qui ne peuvent être formées qu’àla ressemblance de quelque chose de réel et de véritable ; et qu’ainsi, pour le moins,ces choses générales, à savoir, des yeux, une tête, des mains, et tout le reste du corps, nesont pas choses imaginaires, mais vraies et existantes. Car de vrai les peintres, lorsmême qu’ils s’étudient avec le plus d’artifice à représenter des sirènes et des satyrespar des formes bizarres et extraordinaires, ne leur peuvent pas toutefois attribuer desformes et des natures entièrement nouvelles, mais font seulement un certain mélangeet composition des membres de divers animaux ; ou bien, si peut-être leur imaginationest assez extravagante pour inventer quelque chose de si nouveau, que jamais nousn’ayons rien vu de semblable, et qu’ainsi leur ouvrage nous représente une chosepurement feinte et absolument fausse, certes a tout le moins les couleurs dont ils lecomposent doivent-elles être véritables. Et par la même raison, encore que ces chosesgénérales, à savoir, des yeux, une tête, des mains, et autres semblables, pussent être13

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1510. Les incantations enthousiastes nous procurent du plaisir par l’effet des paroles, etchassent le chagrin. C’est que la force de l’incantation, dans l’âme, se mêle à l’opinion, lacharme, la persuade et, par sa magie, change ses dispositions. De la magie et de la sorcelleriesont nés deux arts qui produisent en l’âme les erreurs et en l’opinion les tromperies.naturel de la plaindre plutôt que de lui jeter l’opprobre ? L’un a commis les forfaits, mais elle,elle les a endurés. Il est donc juste de prendre pitié d’elle et de haïr l’autre. 8. Et si c’est lediscours qui l’a persuadée en abusant son âme, si c’est cela, il ne sera pas difficile de l’endéfendre et de la laver de cette accusation. Voici comment : le discours est un tyran trèspuissant ; cet élément matériel d’une extrême petitesse et totalement invisible porte à leurplénitude les œuvres divines : car la parole peut faire cesser la peur, dissiper le chagrin,exciter la joie, accroître la pitié. Comment ? Je vais vous le montrer. 9. C’est à l’opinion desauditeurs qu’il me faut le montrer. Je considère que toute poésie n’est autre qu’un discoursmarqué par la mesure, telle est ma définition. Par elle, les auditeurs sont envahis du frisson dela crainte, ou pénétrés de cette pitié qui arrache les larmes ou de ce regret qui éveille ladouleur, lorsque sont évoqués les heurs et les malheurs que connaissent les autres dans leursentreprises ; le discours provoque en l’âme une affection qui lui est propre. Mais ce n’est pastout ! Je dois maintenant passer à d’autres arguments.11. Nombreux sont ceux, qui sur nombre de sujets, ont convaincu et convainquent encorenombre de gens par la fiction d’un discours mensonger. Car si tous les hommes avaient enleur mémoire le déroulement de tout ce qui s’est passé, s’ils [connaissaient] ; tous lesévénements présents, et, à l’avance, les événements futurs, le discours ne serait pas investid’une telle puissance ; mais lorsque les gens n’ont pas la mémoire du passé, ni la vision duprésent, ni la divination de l’avenir, il a toutes les facilités. C’est pourquoi, la plupart dutemps, la plupart des gens confient leur âme aux conseils de l’opinion. Mais l’opinion estincertaine et instable, et précipite ceux qui en font usage dans des fortunes incertaines etinstables. 12. Dès lors, quelle raison empêche qu’Hélène aussi soit tombée sous le charmed’un hymne, à cet âge où elle quittait la jeunesse ? Ce serait comme si elle avait été enlevée etviolentée. Car le discours persuasif a contraint l’âme qu’il a persuadée, tant à croire auxdiscours qu’à acquiescer aux actes qu’elle a commis. C’est donc l’auteur de la persuasion, entant qu’il est cause de contrainte, qui est coupable ; mais l’âme qui a subi la persuasion a subila contrainte du discours, aussi est-ce sans fondement qu’on l’accuse. imaginaires, il faut toutefois avouer qu’il y a des choses encore plus simples et plusuniverselles, qui sont vraies et existantes ; du mélange desquelles, ni plus ni moins que decelui de quelques véritables couleurs, toutes ces images des choses qui résident en notrepensée, soit vraies et réelles, soit feintes et fantastiques, sont formées. De ce genre dechoses est la nature corporelle en général, et son étendue ; ensemble la figure des chosesétendues, leur quantité ou grandeur, et leur nombre ; comme aussi le lieu où elles sont, letemps qui mesure leur durée, et autres semblables. C’est pourquoi peut-être que de là nousne conclurons pas mal, si nous disons que la physique, l’astronomie, la médecine, et toutesles autres sciences qui dépendent de la considération des choses composées, sont fortdouteuses et incertaines ; mais que l’arithmétique, la géométrie, et les autres sciences decette nature, qui ne traitent que de choses fort simples et fort générales, sans se mettrebeaucoup en peine si elles sont dans la nature, ou si elles n’y sont pas, contiennent quelquechose de certain et d’indubitable. Car, soit que je veille ou que je dorme, deux et trois jointsensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatrecôtés ; et il ne semble pas possible que des vérités si apparentes puissent être soupçonnéesd’aucune fausseté ou d’incertitude.14

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1617. Certains, dès qu’ils ont vu des choses effrayantes, perdent sur-le-champ la conscience dece qui se passe : c’est ainsi que la terreur peut éteindre ou faire disparaître la pensée.Nombreux sont ceux qui furent frappés par de vaines souffrances, par de terribles maux, pard’incurables folies. C’est ainsi que l’œil a gravé dans leur conscience les images de ce qu’ils15. Dès lors, si elle a été persuadée par le discours, il faut dire qu’elle n’a pas commisl’injustice, mais qu’elle a connu l’infortune. Mais je dois exposer, quatrième argument, cequ’il en est de la quatrième cause. Si c’est Éros qui est l’auteur de tout cela, il n’est pasdifficile d’innocenter Hélène de l’accusation de ce qu’on nomme sa faute. En effet, la naturedes objets que nous voyons n’est pas déterminée par notre volonté, mais par ce que chacun setrouve être. Par la vue, l’âme est impressionnée jusque dans ses manières propres. 16. C’estainsi que, lorsque l’œil contemple tout ce qui concrétise l’ennemi dans la guerre : lesornements de bronze et de fer sur les armures hostiles, les armes de la défense, les armes del’attaque, il se met brusquement à trembler et fait trembler l’âme aussi, à tel point quesouvent, à la vue d’un danger qui doit arriver, frappé de terreur, on s’enfuit comme s’il étaitdéjà là. C’est que la solide habitude de la loi est expulsée hors de nous par cette crainte née dela vue, dont l’arrivée fait tenir pour rien ce qui était tenu beau au jugement de la loi : le bienqui résulte de la victoire.13. Que la persuasion, en s’ajoutant au discours arrive à imprimer jusque dans l’âme tout cequ’elle désire, il faut en prendre conscience. Considérons en premier lieu les discours desmétéorologues : en détruisant une opinion et en en suscitant une autre à sa place, ils fontapparaître aux yeux de l’opinion des choses incroyables et invisibles. En second lieu,considérons les plaidoyers judiciaires qui produisent leur effet de contrainte grâce aux paroles: c’est un genre dans lequel un seul discours peut tenir sous le charme et persuader une foulenombreuse, même s’il ne dit pas la vérité, pourvu qu’il ait été écrit avec art. En troisième lieu,considérons les discussions philosophiques : c’est un genre de discours dans lequel la vivacitéde la pensée se montre capable de produire des retournements dans ce que croit 1’opinion.14. Il existe une analogie entre la puissance du discours à l’égard de l’ordonnance de l’âme etl’ordonnance des drogues à l’égard de la nature des corps. De même que certaines droguesévacuent certaines humeurs, et d’autres drogues, d’autres humeurs, que les unes font cesser lamaladie, les autres la vie, de même il y a des discours qui affligent, d’autres qui enhardissentleurs auditeurs, et d’autres qui, avec l’aide maligne de Persuasion, mettent l’âme dans ladépendance de leur drogue et de leur magie. . Toutefois il y a longtemps que j’ai dans mon esprit une certaine opinion,qu’il y a un Dieu qui peut tout, et par qui j’ai été créé et produit tel que jesuis. Or qui me peut avoir assuré que ce Dieu n’ait point fait qu’il n’y aitaucune terre, aucun ciel, aucun corps étendu, aucune figure, aucunegrandeur, aucun lieu, et que néanmoins j’aie les sentiments de toutes ceschoses, et que tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois? Et même, comme je juge quelquefois que les autres se méprennent, mêmedans les choses qu’ils pensent savoir avec le plus de certitude, il se peutfaire qu’il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l’addition dedeux et de trois, ou que je nombre les côtés d’un carré, ou que je juge dequelque chose encore plus facile, si l’on se peut imaginer rien de plus facileque cela. Mais peut-être que Dieu n’a pas voulu que je fusse déçu de lasorte, car il est dit souverainement bon. Toutefois, si cela répugnait à sabonté, de m’avoir fait tel que je me trompasse toujours, cela sembleraitaussi lui être aucunement contraire, de permettre que je me trompequelquefois, et néanmoins je ne puis douter qu’il ne le permette. 14 Il yaura peut-être ici des personnes qui aimeront mieux nier l’existence d’unDieu si puissant, que de croire que toutes les autres choses sont incertaines.Mais ne leur résistons pas pour le présent, et supposons, en leur faveur, quetout ce qui est dit ici d’un Dieu soit une fable. Toutefois, de quelque façonqu’ils supposent que je sois parvenu à l’état et à l’être que je possède, soitqu’ils l’attribuent à quelque destin ou fatalité, soit qu’ils le réfèrent auhasard, soit qu’ils veuillent que ce soit par une continuelle suite et liaisondes choses, il est certain que, puisque faillir et se tromper est une espèceimperfection, d’autant moins puissant sera l’auteur qu’ils attribueront àmon origine, d’autant plus serat-il probable que je suis tellement imparfaitque je me trompe toujours. Auxquelles raisons je n’ai certes rien àrépondre, mais je suis contraint d’avouer que, de toutes les opinions quej’avais autrefois reçues en ma créance pour véritables, il n’y en a pas une delaquelle je ne puisse maintenant douter, non par aucune inconsidération oulégèreté, mais pour des raisons très fortes et mûrement considérées : desorte qu’il est nécessaire que j’arrête et suspende désormais mon jugementsur ces pensées et que je ne leur donne pas plus de créance, que je ferais à15

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1721. J’espère avoir réduit à néant, dans ce discours, la mauvaise réputation d’une femme, etm’être tenu à la règle que j’avais fixée au commencement de mon discours. J’ai tentéd’annuler l’injustice de cette mauvaise réputation et l’ignorance de l’opinion. Et si j’ai voulurédiger ce discours, c’est afin qu’il soit, pour Hélène, comme un éloge, et pour moi, commeun jeu.ont vu. Je passe sur de nombreux spectacles terrifiants : ce sur quoi je passe ne diffère pas dece dont j’ai parlé.18. De même, les peintres procurent un spectacle charmeur pour la vue lorsqu’ils ont terminéde représenter un corps et une figure, parfaitement rendus à partir de nombreuses couleurs etde nombreux corps. La réalisation de statues, d’hommes ou de dieux, procure aux yeux unbien doux spectacle. C’est ainsi qu’il y a des choses attristantes à regarder, d’autresexaltantes. Il y a beaucoup de choses qui suscitent, chez beaucoup, amour et ardeur debeaucoup de choses et de corps.19. Si donc l’œil d’Hélène, à la vue du corps d’Alexandre, a ressenti du plaisir et a excité, enson âme, désir et élan d’amour, quoi d’étonnant ? Si Éros est un dieu, il a des dieux lapuissance divine : comment un plus faible pourrait-il le repousser et s’en protéger ? Mais si lacause est un mal d’origine humaine, une ignorance de l’âme, il ne faut pas blâmer le malcomme une faute, il faut le tenir pour un malheur. Car, ce qui l’a fait survenir comme tel, cesont les pièges de la fortune, et non les décisions du bon sens, ce sont les nécessités del’amour, non les dispositions de l’art. 20. Dans ces conditions, comment pourrait-on estimerjuste le blâme qui frappe Hélène ? Qu’elle soit une victime de l’amour, ou du discourspersuasif, qu’elle ait été enlevée de force ou nécessitée à faire ce qu’elle a fait par laNécessité divine, quoi qu’il en soit, elle échappe à l’accusation. des choses qui me paraîtraient évidemment fausses, si je désire trouverquelque chose de constant et d’assuré dans les sciences. Mais il ne suffitpas d’avoir fait ces remarques, il faut encore que je prenne soin de m’ensouvenir ; car ces anciennes et ordinaires opinions me reviennent encoresouvent en la pensée, le long et familier usage qu’elles ont eu avec moi leurdonnant droit d’occuper mon esprit contre mon gré, et de se rendre presquemaîtresses de ma créance. Et je ne me désaccoutumerai jamais d’yacquiescer, et de prendre confiance en elles, tant que je les considéreraitelles qu’elles sont en effet, c’est à savoir en quelque façon douteuses,comme je viens de montrer, et toutefois fort probables, en sorte que l’on abeaucoup plus de raison de les croire que de les nier. C’est pourquoi jepense que j’en userai plus prudemment, si, prenant un parti contraire,j’emploie tous mes soins à me tromper moi-même, feignant que toutes cespensées sont fausses et imaginaires ; jusqu’à ce qu’ayant tellement balancémes préjugés, qu’ils ne puissent faire pencher mon avis plus d’un côté qued’un autre, mon jugement ne soit plus désormais maîtrisé par de mauvaisusages et détourné du droit chemin qui le peut conduire à la connaissancede la vérité. Car je suis assuré que cependant il ne peut y avoir de péril nid’erreur en cette voie, et que je ne saurais aujourd’hui trop accorder à madéfiance, puisqu’il n’est pas maintenant question d’agir, mais seulement deméditer et de connaître. Je supposerai donc qu’il y a, non point un vraiDieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie,non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son industrieà me tromper. Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures,les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que desillusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je meconsidérerai moi-même comme n’ayant point de 15 mains, point d’yeux,point de chair, point de sang, comme n’ayant aucuns sens, mais croyantfaussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché àcette pensée ; et si, par ce moyen, il n’est pas en mon pouvoir de parvenir àla connaissance d’aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance desuspendre mon jugement. C’est pourquoi je prendrai garde soigneusementde ne point recevoir en ma croyance aucune fausseté, et préparerai si bien16

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La rhétorique est un art18Roland Barthes : Définition de la rhétoriqueLa rhétorique dont il sera question ici est ce méta-langage (dont le langage objet fut le «discours » ) qui a régné en Occident du ve siècle avant J.-C. au xixe siècle après J-C. On nes’occupera pas d’expériences plus lointaines (Inde, Islam), et en ce qui concerne l’Occidentlui-même, on s’en tiendra à Athènes, Rome et la France. Ce méta-langage (discours sur lediscours) a comporté plusieurs pratiques, présentes simultanément ou successivement, selonles époques, dans la « Rhétorique » :1. Une technique, c’est-à-dire un « art », au sens classique du mot : art de la persuasion,ensemble de règles, de recettes dont la mise en œuvre permet de convaincre l’auditeur dudiscours (et plus tard le lecteur de l’œuvre), même si ce dont il faut le persuader est « faux».2. Un enseignement : l’art rhétorique, d’abord transmis par des voies personnelles (unrhéteur et ses disciples, ses clients) s’est rapidement inséré dans des institutionsd’enseignement ; dans les écoles, il a formé l’essentiel de ce qu’on appellerait aujourd’huile second cycle secondaire et l’enseignement supérieur ; il s’est transformé en matièred’examen (exercices, leçons, épreuves).3. Une science, ou en tout cas, une proto-science, c’est-à-dire : a) un champ d’observationautonome délimitant certains phénomènes homogènes, à savoir les « effets » de langage ; b)un classement de ces phénomènes (dont la trace la plus connue est la liste des « figures » derhétorique) ; c) une « opération » au sens hjelmslevien, c’est-à-dire un méta-langage,ensemble de traités de rhétorique, dont la matière — ou le signifié — est un langage-objet(le langage argumentatif et le langage « figuré »).4. Une morale : étant un système de « règles », la rhétorique est pénétrée de l’ambiguïté dumot : elle est à la fois un manuel de recettes, animées par une finalité pratique, et un Code,un corps de prescriptions morales, dont le rôle est de surveiller (c’est-à-dire de permettre etde limiter) les « écarts » du langage passionnel.5. Une pratique sociale : la Rhétorique est cette technique privilégiée (puisqu’il faut payerpour l’acquérir) qui permet aux classes dirigeantes de s’assurer la propriété de la parole. Lelangage étant un pouvoir, on a édicté des règles sélectives d’accès à ce pouvoir, en leconstituant en pseudo-science, fermée à « ceux qui ne savent pas parler », tributaire d’une mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant etrusé qu’il soit, il ne pourra jamais rien imposer. Mais ce dessein est pénibleet laborieux, et une certaine paresse m’entraîne insensiblement dans le trainde ma vie ordinaire. Et tout de même qu’un esclave qui jouissait dans lesommeil d’une liberté imaginaire, lorsqu’il commence à soupçonner que saliberté n’est qu’un songe, craint d’être réveillé, et conspire avec cesillusions agréables pour en être plus longuement abusé, ainsi je retombeinsensiblement de moi-même dans mes anciennes opinions, et j’appréhendede me réveiller de cet assoupissement, de peur que les veilles laborieusesqui succéderaient à la tranquillité de ce repos, au lieu de m’apporterquelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, nefussent pas suffisantes pour éclaircir les ténèbres des difficultés quiviennent d’être agitées.début MÉDITATION SECONDE DE LA NATURE DE L’ESPRITHUMAIN ; ET QU’IL EST PLUS AISÉ À CONNAÎTRE QUE LECORPSLa Méditation que je fis hier m’a rempli l’esprit de tant de doutes, qu’iln’est plus désormais en ma puissance de les oublier. Et cependant je ne voispas de quelle façon je les pourrai résoudre ; et comme si tout à coup j’étaistombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris, que je ne puisni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus. Jem’efforcerai néanmoins, et suivrai derechef la même voie où j’étais entréhier, en m’éloignant de tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindredoute, tout de même que si je connaissais que cela fût absolument faux ; etje continuerai toujours dans ce chemin, jusqu’à ce que j’aie rencontréquelque chose de certain, ou du moins, si je ne puis autre chose, jusqu’à ceque j’aie appris certainement, qu’il n’y a rien au monde de certain.Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en unautre lieu, ne demandait rien qu’un point qui fût fixe et assuré. Ainsi j’auraidroit de concevoir de hautes espérances, si je suis assez heureux pourtrouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable. Je supposedonc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que17

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19Gorgias définit la rhétorique comme un artGORGIAS.Oui.SOCRATE.Et la musique de composer des chants ?GORGIAS.Oui.SOCRATE.Barthes Roland. L’ancienne rhétorique. In : Communications, 16, 1970. Recherchesrhétoriques. pp. 172-223 ; doi : https://doi.org/10.3406/comm.1970.1236https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1970_num_16_1_1236SOCRATE.Puisque tu te vantes d’être habile dans l’art de la rhétorique, [449d] et capabled’enseigner cet art à un autre, apprends-moi quel est son objet : comme, parexemple, l’art du tisserand a pour objet de faire des habits, n’est-ce pas ?initiation coûteuse : née il y a 2 500 ans de procès de propriété, la rhétorique s’épuise etmeurt dans la classe de « rhétorique », consécration initiatique de la culture bourgeoise.6. Une pratique ludique. Toutes ces pratiques constituant un formidable systèmeinstitutionnel (« répressif », comme on dit maintenant), il était normal que se développâtune dérision de la rhétorique, une rhétorique « noire » (suspicions, mépris, ironies) : jeux,parodies, allusions erotiques ou obscènes *, plaisanteries de collège, toute une pratique depotaches (qui reste d’ailleurs à explorer et constituer en code culturel).– Définir le sens de ce terme : art, à partir des exemples de Socrate et de la définitionde Roland Barthes.De quel type de savoir relève l’habileté ? Sa proximité avec la ruse pose des problèmeséthiques. Expliquer. rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges mereprésente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure,l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit.Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose,sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.Textes à mettre en perspective.TEXTES D’ E. PanofskyTEXTES (SUITE)Le problème de la perspective en peinture "Pourpouvoir opérer la construction d’un espaceentièrement rationnel, c’est-à-dire infini, continu,et homogène, on présuppose facilement dans toutecette « perspective centrale » deux donnéesessentielles : d’abord, que notre vision est le faitd’un oeil unique et immobile ; ensuite que le pland’intersection de la pyramide visuelle peut à justetitre passer pour une reproduction adéquate del’image visuelle. Or ces deux présupposésreviennent en vérité à faire hardiment abstractionde la réalité, s’il nous est permis dans ce cas dedésigner par « réalité » l’impression visuellesubjective. En effet, la structure d’un espace infini,continu et homogène, en un mot d’un espacepurement mathématique, se situe très précisémentà l’opposé de la structure de l’espacepsychophysiologique : « La perception sensible neconnaît pas la notion d’infini ; elle est au contraired’emblée restreinte par les limites de là facultémême de perception, et donc bornée à un cantonbien délimité de l’élément spatial. Pas plus qued’infinité on ne peut parler d’homogénéité de"À ce titre, la mosaïque d’Abraham, quise trouve dans la basilique de San-Vitaleà Ravenne est une oeuvreparticulièrement remarquable, car onpeut y constater de manière presquetangible la destruction de l’idée même deperspective. En effet, non seulement lesplantes, mais encore les formes de reliefqui, dans les paysages de l’Odyssée del’Esquilin sont coupés par les bords dutableau comme par un simple « cadre defenêtre », doivent désormaiss’accommoder de la courbure del’oeuvre. On trouverait difficilementillustration plus claire du nouveleffacement de la loi selon laquelle unespace est simplement découpé par lesbords du tableau devant la loi selonlaquelle une surface est délimitée par cesmêmes bords. Le tableau n’accepte plusd’être une brèche traversée par le regard,il veut désormais opposer au spectateur18

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20SOCRATE.GORGIAS.Non.SOCRATE.La rhétorique n’a donc pas pour objet toute espèce de discours ?GORGIAS.Non, sans doute.SOCRATE.GORGIAS.Je me flatte, Socrate, que tu ne seras pas mécontent de moi sous ce rapport.Par Junon, Gorgias, j’admire tes réponses : il n’est pas possible d’en faire deplus courtes.SOCRATE.Quels discours, Gorgias ? Ceux avec lesquels le médecin explique au malade lerégime qu’il doit observer pour se rétablir ?Première définition de GorgiasEn quoi consiste l’ironie de Socrate ?De quel défaut souffre cette réponse ?Qui sont Esculape et Hippocrate ?lire : La médecine et l’art de la parole Conférence d’honneur J. De RomillyFort bien. Réponds-moi, je te prie, de même sur la rhétorique, et dis-moi quel est sonobjet.[449e] GORGIAS. l’espace perçu. L’homogénéité de l’espacegéométrique repose en dernière analyse sur le faitque tous les points qui s’agglomèrent dans cetespace ne sont rien d’autre que de simplesdéterminations topologiques qui ne possèdent, endehors de cette relation, de cette « situation » danslaquelle ils se trouvent, aucun contenu propre etautonome. Leur réalité est intégralement contenuedans leur rapport réciproque ; il s’agit d’uneréalité « fonctionnelle » et non plus substantielle.Étant donné que ces points sont au fond vides detout contenu, et qu’ils sont simplement devenusl’expression de relations idéelles, il ne peut êtrequestion, pour eux aussi, d’une quelconquediversité de contenu. Leur homogénéité ne signifierien d’autre que cette identité de structure, qui estfondée sur le caractère commun de leur tâchelogique, de leur signification et de leurdétermination idéelles. L’espace homogène n’estdonc jamais un espace donné : c’est un espaceengendré par une construction. Ainsi donc leconcept géométrique d’homogénéité peut trèsexactement être exprimé par le postulat selonlequel, à partir de chaque point de l’espace, il estpossible d’effectuer des constructions semblablesen tous lieux et dans`toutes les directions. Dansl’espace de la perception immédiate, ce postulatne peut jamais être satisfait. On ne trouve dans cetespace aucune homogénéité des lieux et desdirections : chaque lieu a sa modalité propre et savaleur. L’espace visuel comme l’espace tactiles’accordent sur un point : à l’inverse de l’espacemétrique de la géométrie euclidienne, ils sont «une surface totalement pleine. Ainsidéfinie, cette surface en arrive à priveraussi les « raccourcis » de l’art de laRome hellénistique de leur sens primitif.Ceux-ci n’ont du coup plus rien de cesreprésentations destinées à ouvrirl’espace, mais comme en même temps ilsconservent cette apparence formelle quepeuvent fixer des lignes, ils connaissentles renversements de sens les plusbizarres, souvent extraordinairementexpressifs : cette fenêtre ouverte surl’espace qu’empruntait autrefois leregard pour « traverser » le plan figuratifcommence à se fermer. Mais, en mêmetemps, on fait, dans ce cas précis, uneautre découverte. Les éléments dutableau n’entretiennent plus entre eux, ousi peu désormais, ce double rapportd’une dynamique de corporalité mimiqueet de spatialité perspective. Désormais,un rapport nouveau, en un certain sensplus profond, les relie. En effet, ils vonten quelque sorte constituer un tissuimmatériel mais sans faille, dans latexture duquel l’alternance rythmique dela couleur et de l’or ou, pour l’art durelief, du clair et de l’obscur, créera uneunité dont la réalité ne souffre pas den’être que de couleur et de lumière. Cetteunité avec sa forme particulière trouveson analogon théorique dans laconception que la philosophie de son19

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21Elle apprend à parler.GORGIAS.Oui.SOCRATE.Ceux qui concernent les maladies ?GORGIAS.GORGIAS.Oui.SOCRATE.Et n’apprend-elle pas à penser aussi sur les mêmes choses, sur lesquelles elleapprend à parler ?GORGIAS.Sans contredit.SOCRATE.Mais la médecine, [450a] que nous venons d’apporter en exemple, ne met-ellepas en état de penser et de parler sur les malades ?GORGIAS.Nécessairement.SOCRATE.La médecine, à ce qu’il paraît, a donc aussi pour objet les discours.,Quel risque comporte cette définition de la médecineQu’est-ce qui manque à cette définition sachant qu’on parle DE quelque chose Aquelqu’un ? anisotropes » et « inhomogènes ». Dans ces deuxespaces physiologiques, les trois directionsprincipales : devant et derrière, haut et bas, droiteet gauche, ne sont pas équivalentes » [ErnstCassirer, 1925, pp. 107 sq.].Pour la vision psychophysiologique de l’espace, ilexiste, plus accentuée encore que dans le cas de l’« avant », et de l’ « arrière », ou de toute autredirection corporelle, une différence de valeur entreles corps solides et l’étendue intermédiaired’espace libre, celui-ci étant, dans la perceptionimmédiate et non rationalisée mathématiquementet d’un point de vue qualitatif, totalement différentdes « choses » (cf. sur cette question E. R.Jaensch).De cette structure propre à l’espacepsychophysiologique, la construction qui vise à laperspective exacte fait radicalement abstraction.En effet, tout se passe comme si elle avait pourfin, et non seulement pour effet, de réaliser dans lareprésentation de l’espace cette infinité et cetteinhomogénéité dont l’expérience immédiatementvécue de ce même espace ne sait rien, detransformer en quelque sorte l’espacepsychophysiologique en espace mathématique.Elle nie par conséquent la différence entre devantet derrière, gauche et droite, corps et étendueintermédiaire (« espace libre ») afin de fondrel’ensemble des parties de l’espace et de sescontenus en un seul et unique quantum continuum; elle ignore que notre vision est le fait non pasd’un oeil unique et immobile, mais de deux yeuxconstamment en mouvement et que, partemps se fait de l’espace, c’est-à-diredans cette métaphysique de la lumièrequi caractérise le néoplatonisme païen etchrétien. « L’espace n’est rien d’autreque la plus subtile des lumières »,enseigne Proclus [142 a] ; dès lors etpour la première fois, philosophes etartistes, saisissent le monde comme uncontinuum, semblant pourtant, du mêmecoup, le dépouiller de sa compacité et desa rationalité ; en effet, par cettemétamorphose, l’espace est devenu unfluide homogène et si l’on peut direhomogénéisant ; mais il n’est toujourspas mesurable et il reste même un espacesans dimension. Ainsi donc, avant des’engager sur le chemin qui devait lemener à l’ « espace systématique » desmodernes, l’artiste a dû commencer pars’attaquer à ce monde désormais unifié,mais fluctuant au gré de la lumière, pourle transformer en un monde qui obéiraitaux lois de la substance et de lamesure—entendues bien sûr non pasdans leur acception antique mais dansleur acception médiévale."Erwin Panofsky, La perspective commeforme symbolique, 1927, III, LesÉditions de Minuit, 1975, p. 98-100.20

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22SOCRATE.SOCRATE.Précisément.SOCRATE.La gymnastique a de même pour objet les discours sur la bonne et la mauvaisedisposition du corps.GORGIAS.Tout-à-fait.Pourquoi ce détour par la gymnastique ?Et il en est ainsi, Gorgias, des autres arts : [450b] chacun d’eux a pour objet lesdiscours relatifs à la chose sur laquelle il s’exerce.GORGIAS.Il paraît qu’oui.SOCRATE.Pourquoi donc n’appelles-tu pas rhétorique les autres arts qui ont aussi pourobjet les discours, puisque tu donnes ce nom à un art dont les discours sontl’objet ?GORGIAS.C’est, Socrate, que tous les arts ne s’occupent presque que d’ouvrages de main etd’autres semblables ; au lieu que la rhétorique ne produit rien de pareil, et que toutson effet, toute sa force est dans [450c] les discours. Voilà pourquoi je dis que larhétorique a les discours pour objet ; et je prétends que je dis vrai en cela. Expliquer pourquoi Gorgias n’en reste qu’aux effets. conséquent, le « champ visuel » prend la formed’une sphéroïde ; elle ne se soucie pas davantagede l’énorme différence existant entre l’ « imagevisuelle », psychologiquement conditionnée, quitransmet le monde visible à notre conscience, et l’« image rétinienne », mécaniquementconditionnée, qui se peint sur l’oeil, organeanatomique."Erwin Panofsky, La perspective comme formesymbolique, 1927, I, Les Éditions de Minuit,1975, p. 41-43."En effet, la vision perspective, qu’on l’interprèteet qu’on l’exploite plutôt dans le sens durationalisme et de l’objectivisme ou à l’inverseplutôt dans le sens de l’accidentel et dusubjectivisme, repose sur la volonté (même sicelle-ci fait autant qu’on voudra abstraction detoute référence au « donné »psychophysiologique) de construire l’espacefiguratif à partir des éléments et sur le schéma del’espace visuel empirique. Ainsi, la perspectivemathématise l’espace visuel, mais c’estprécisément l’espace visuel qu’elle mathématise ;elle instaure un ordre, mais c’est dans lesphénomènes visuels qu’elle l’instaure. En dernièreanalyse, entre le reproche qu’on lui fait de réduirel’« être véritable » à n’être plus que le phénomèneéphémère de choses vues et le reproche inverse,celui d’entraver la liberté et pour ainsi dire laspiritualité de l’imagination des formes, en fixant"Cette discordance montre d’une partque le concept d’∞ est encore en pleindevenir et d’autre part (d’ailleurs c’est làque réside sa signification pour l’histoirede l’art) que la construction graphique dugroupe de figures passe avant laconstruction graphique de l’espace. Cettepriorité prévaudra longtemps malgré lesentiment, très fort dès cette époque, del’unité de l’espace et de ses contenus eten dépit des efforts déployés pour rendresensible cette unité. En effet, nous n’ensommes pas encore au stade où, commedevait le déclarer Pomponius Gauricus,cent soixante ans plus tard « le lieuexistant avant le corps placé en ce lieu, ildoit nécessairement être fixégraphiquement en premier ». PomponiusGauricus dit exactement : Omne corpus21

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23Je crois comprendre ce que tu veux désigner par cet art ; mais je verrai la chose plusclairement tout-à-l’heure. Réponds-moi ; il y a des arts, n’est-ce pas ? Pourquoi Socrateréoriente-t-il la question ?SOCRATE.GORGIAS.Oui.SOCRATE.Parmi tous les arts, les uns consistent, je pense, principalement dans l’action, etn’ont besoin que de très peu de discours ; quelques-uns même n’en ont quefaire du tout : mais leur ouvrage peut s’achever en silence, comme la peinture, lasculpture et beaucoup d’autres. Tels sont, à ce qu’il me paraît, [450d] les artsque tu dis n’avoir aucun rapport à la rhétorique.GORGIAS.Tu saisis parfaitement ma pensée, Socrate.SOCRATE.Il y à, au contraire, d’autres arts qui exécutent tout ce qui est de leur ressort parle discours, et qui d’ailleurs n’ont besoin d’aucune ou de presque aucuneaction. Tels sont la numération et le calcul dans l’arithmétique, la géométrie, lejeu de dés, et beaucoup d’autres arts, dont quelques-uns demandent autant deparoles que d’action, et la plupart davantage, et dont tout l’effet et [450e] toutela force est dans le discours. C’est de ce nombre que tu dis, ce me semble, qu’estla rhétorique.GORGIAS.A merveille.Ton intention n’est pourtant pas, je pense, de donner le nom de rhétorique à aucun de cesarts, si ce n’est peut-être que, comme tu as dit en termes exprès que la rhétorique est un artdont la force est tout entière dans le discours, quelqu’un voulût chicaner sur les mots, et enQue nous apporte cette nouvelle définition - notamment le jeu de dé et la géométrie ?N’y-a-t-il pas une ambiguïté de la rhétorique ? cette dernière à un phénomène de choses vues, il ya à peine plus qu’un déplacement d’accent. Enopérant ce curieux transfert de l’objectalitéartistique dans le domaine du phénoménal, lavision perspective interdit à l’art religieux cetterégion du magique où l’oeuvre d’art accomplitelle-même des miracles et la région du symboliquedogmatique où elle prophétise le miracle outémoigne de son existence ; mais elle ouvre à cetart religieux une région tout à fait nouvelle, celledu « visionnaire » où le miracle devient alorsl’expérience immédiatement vécue par lespectateur, les événements surnaturels faisant pourainsi dire irruption dans l’espace visuel,apparemment naturel de ce spectateur et le «pénétrant » à proprement parler de leursurnaturalité grâce à cette irruption même. Elle luiouvre aussi la région du psychologique, entenduen son sens le plus élevé, où c’est plutôt dansl’âme de la personne représentée dans l’oeuvred’art que s’accomplit alors le miracle. Les grandesphantasmagories du baroque—déjà préparées, endernière analyse, par la Sixtine de Raphaël,l’Apocalypse de Durer et le Triptyque d’Isenheimde Grünewald et même, si l’on veut, déjà par lafresque du saint Jean Baptiste à Patmos de Giottoà Santa-Croce, tout comme les oeuvres tardives deRembrandt —n’eussent pas été possibles sans lavision perspective de l’espace, qui, par lamétamorphose de l’essence (ousia) en apparence(phainomenon) semble réduire le divin à unsimple contenu de la conscience humaine jusqu’àen faire un réceptacle du divin. Ce n’est donc pasquocunque statu constiterit, in aliquoquidem necesse est esse loco. Hoc quumita sit, quod prius erat, prius quoque etheic nobis considerandum, At qui locusprior sit necesse est quam corpuslocatum, Locus igitur primo designabitur,id quod planum uocant.[1] Cette prioritéde l’espace sur les objets singuliers (quis’affirme avec une netteté exemplairedans la célèbre esquisse que Léonard deVinci a faite pour le fond de l’Adorationdes Rois mages de Florence)s’accentuera toujours davantage au coursdu XVIe siècle, pour aboutir auxformulations classiques de Telesio et deBruno (cf. citation ci-dessous, p. 158) ;[en outre, cf. L. Olschki, II, 1924, pp. 1sq. et surtout pp. 36 sq.]."Erwin Panofsky, La perspective commeforme symbolique, 1927, III, LesÉditions de Minuit, 1975, p.129-130." « Espace en hauteur » (Hochraum), «espace proche » (Nahraum), « espaceoblique » (Schrägraum) ; ces troisformes de représentation de l’espaceexpriment la conception selon laquelle,dans la représentation artistique, c’estdu sujet que la spatialité reçoit toutesses déterminations spécifiques – etpourtant, aussi paradoxal que cela22

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24GORGIAS.SOCRATE.[451a] GORGIAS.[451d] SOCRATE.Tu répondrais très bien, Socrate.Tu ne te trompes point, Socrate, et tu prends ma pensée comme il faut la prendre.tirer cette conclusion : Gorgias, tu donnes donc le nom de rhétorique à l’arithmétique. Mais jene pense pas que tu appelles ainsi ni l’arithmétique, ni la géométrie.Si quelqu’un me demandait au sujet d’un des arts que je viens de nommer :Socrate, qu’est-ce [451b] que la numération ? je lui répondrais, comme tu as faittout-à-l’heure, que c’est un des arts dont toute la force est dans le discours. Et s’il medemandait de nouveau : Par rapport à quoi ? je lui dirais que c’est par rapport à laconnaissance du pair et de l’impair, pour savoir combien il y a d’unités dans l’un et dansl’autre. Pareillement, s’il me demandait : Qu’entends tu par le calcul ? je lui dirais aussi quec’est un des arts dont toute la force consiste dans le discours. Et s’il continuait à medemander : Par rapport à quoi ? je lui répondrais, comme ceux qui recueillent les suffrages[451c] dans les assemblées du peuple , que pour tout le reste la numération est comme lecalcul, puisqu’elle a le même objet, savoir, le pair et l’impair ; mais qu’il y a cettedifférence, que le calcul considère en quel rapport le pair et l’impair sont entre eux,relativement à la quantité. Si on m’interrogeait encore sur l’astronomie, et qu’après quej’aurais répondu que c’est aussi un art qui exécute par le discours tout ce qui est de sonressort, on ajoutât : Socrate, à quoi se rapportent les discours de l’astronomie ? je diraisqu’ils se rapportent au mouvement des astres, du soleil et de la lune, et qu’ils expliquent enquel rapport ils sont, relativement à la vitesse.Allons, achève ta réponse à ma question. Puisque la rhétorique est un de ces arts quifont un grand usage du discours, et que beaucoup d’autres sont dans le même cas,tâche de me dire par rapport à quoi toute la force de la rhétorique consiste dans lediscours. un hasard si jusqu’ici cette vision perspective del’espace s’est imposée à deux reprises dans lecours de l’évolution artistique : la première foiscomme le signe d’un achèvement lorsques’effondra la « théocratie » des Anciens, ladeuxième fois comme le signe d’un avènementlorsque se dressa l’ « anthropocratie » desmodernes."Erwin Panofsky, La perspective comme formesymbolique, 1927, IV, Les Éditions de Minuit,1975, p. 181-182.puisse paraître, ces trois formes dereprésentation marquent le momentprécis où (en philosophie Descartes, enthéorie de la perspective grâce àDesargues) l’espace, en tant que notionporteuse d’une vision du monde, setrouve définitive épuré de toutingrédient subjectif. En effet, l’art, engagnant de haute lutte le droit dedéterminer de sa propre autorité ce queseraient le « haut » et le « bas », l’ «arrière », et l’ « avant », la « gauche »et la « droite » n’a au fond restitué ausujet que ce qui aurait dû d’emblée luirevenir, car si les Anciens ontrevendiqué pour l’espace le droit deconsidérer ces propriétés commeobjectivement siennes, ce fut seulementper nefas, même si on doit y voir laforce de la nécessité historique.L’espace figuratif moderne, par sonarbitraire dans le choix de la directionet de l’éloignement, marque de sonsceau l’espace théorique moderne etson indifférence à l’égard de ce mêmechoix ; cet arbitraire correspond ainsiparfaitement, non seulementchronologiquement mais aussiconcrètement, à ce stade d’évolution dela théorie de la perspective où celle-ci,à la suite des travaux de Desargues,s’est transformée en une géométrieprojective générale en faisant aussi –23

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25GORGIAS.GORGIAS.GORGIAS.SOCRATE.SOCRATE.Cela est vrai.[452a] SOCRATE.Je l’ai entendu ; mais à quel propos dis-tu cela ?Dis-moi donc quel est le sujet auquel se rapportent ces discours dont la rhétorique faitusage.Réponds-moi de même, Gorgias. La rhétorique est un de ces arts qui achèvent et exécutenttout par le discours, n’est-ce pas ?Ce que tu dis là, Gorgias, est une chose controversée, [451e] sur laquelle il n’y a encore rien dedécidé : car tu as, je pense, entendu chanter dans les banquets la chanson, où lesconvives, faisant rémunération des biens de la vie, disent que le premier est la santé ; lesecond, la beauté ; le troisième, la richesse acquise sans injustice, comme parle l’auteur dela chanson (09).C’est que les artisans de ces biens, chantés par le poète, savoir, le médecin, le maître degymnase, l’économe, se mettront aussitôt avec toi sur les rangs, et que le médecin me dira lepremier : Socrate, Gorgias, te trompe. Son art n’a point pour objet le plus grand des biens del’homme ; c’est le mien. Si je lui demandais : Toi, qui parles de la sorte, qui es-tu ? Je soismédecin, nie répondra-t-il. Et que prétends-tu ? que le plus grand des biens est celui queproduit ton art ? Peut-on le contester, Socrate, me dira-t-il peut-être, puisqu’il produit lasanté ? Est-il un bien préférable [452b] pour les hommes à la santé ? Après celui-ci, leCe sont les plus grandes de toutes les affaires humaines, Socrate, et les plus importantes.Nouvelle définition de Gorgias. Que lui manque-t-il> grâce au remplacement, opéré pour lapremière fois, du « cône visuel »unilatéral d’Euclide par le « faisceaugéométrique de rayons » multilatéraltotalement abstraction de la directiondu regard et en ouvrant ainsi toutes lesdirections de l’espace uniformément.Mais, en retour, il est aisé de voircombien sur le plan artistique laconquête de cet espace systématique,non seulement infini et « homogène »mais encore « isotrope », présupposel’étape médiévale (et cela en dépit detoute l’apparente modernité de lapeinture hellénistico-romaine tardive).Il faut attendre le « style massif » duMoyen Âge pour voir se créer cettehomogénéité du substrat de lareprésentation sans laquelle on n’auraitpu se représenter ni l’infinité del’espace ni son indifférence à ladirection."Erwin Panofsky, La perspective commeforme symbolique, 1927, IV, LesÉditions de Minuit, 1975, p.174-175."La Renaissance avait ainsi réussi à pleinementrationaliser, sur le plan mathématique aussi,l’image de l’espace qui, sur le plan esthétique,avait déjà été unifiée auparavant ; elle avait dûpour cela, nous l’avons vu, faire totale abstraction"Pourquoi évoquer systématiquementla perspective à travers l’Annonciation? Pourquoi associer Annonciation etperspective ? Pour deux raisons. C’estd’abord la quantité d’Annonciations24

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26GORGIAS.SOCRATE.[452e] GORGIAS.Mais encore quel est-il ?C’est en effet, Socrate, le plus grand de tous les biens, qui rend libre et même puissant danschaque ville.Nouvelle définition de Gorgias : La rhétorique est un "moyen". En vue de quoi ?Pourquoi cette référence à la multitude ? Quelle différence fondamentale y-a-t-il avec laphilosophie ?Du point de vue de l’argumentation, ce qui est (à savoir ici la parole du médecin) se fait"doubler" (au sens de remplacer, mais aussi de trahir, comme dans le langage de lamafia)par le discours de son frère, bon orateur, auprès du malade. Ainsi l’être de lamaître de gymnase pourrait bien dire : Socrate, je serais très surpris que Gorgias pût temontrer quelque bien résultant de son art, plus grand que celui qui résulte du mien. Et toi,mon ami, répliquerai-je, qui es-tu ? quelle est ta profession ? Je suis maître de gymnase,répondrait-il ; ma profession est de rendre le corps humain beau et robuste. Après le maître degymnase viendrait l’économe, qui, méprisant toutes les autres professions, me dirait, à ce queje m’imagine : [452c] Juge toi-même, Socrate, si Gorgias ou quelque autre peutproduire un bien plus grand que la richesse. Quoi donc ! lui dirions-nous, est-ce toi qui fais larichesse ? Sans doute, répondrait-il. Qui es-tu donc ? Je suis économe. Et quoi ! est-ceque tu regardes la richesse comme le plus grand de tous les biens ? Assurément, dira-t-il.Cependant, Gorgias que voici, prétend que son art produit un plus grand bien que le tien. Il estclair qu’il demanderait après cela : Quel est donc [452d] ce plus grand bien ? Que Gorgiass’explique. Imagine-toi, Gorgias, que la même question t’est faite par eux et parmoi ; et dis-moi en quoi consiste ce que tu appelles le plus grand bien de l’homme, celuique tu te vantes de produire.C’est, selon moi, d’être en état de persuader par ses discours les juges dans lestribunaux, les sénateurs dans le sénat, le peuple dans les assemblées, en un mot tousceux qui composent toute espèce de réunion politique. Or, ce talent mettra à tes pieds lemédecin et le maître de gymnase : et l’on verra que l’économe s’est enrichi, non pourlui, mais pour un autre, pour toi qui possèdes l’art de parler et de gagner l’esprit de lamultitude. de la structure psychophysiologique de cet espaceet renier l’autorité des Anciens se donnant ainsi lapossibilité de construire un complexe spatialunivoque et cohérent d’extension infinie (dans lecadre de la « direction du regard") à l’intérieurduquel les corps et les intervalles d’espace libre,reliés entre eux selon une loi parfaitement connue,constituent un corpus generaliter sumptum. […]En effet, on disposait désormais d’une règleuniversellement valable et mathématiquementfondée, dont on pouvait « déduire quel écartementdevait séparer tel objet de tel autre ou au contrairequel rapport devait s’établir entre eux, pour que lacompréhension que l’on aurait de la représentationne soit ni entravée par la surcharge ni lésée par lapauvreté. » […] Ainsi la grande évolution allantde l’espace agrégatif à l’espace systématiquetrouvait là sa conclusion provisoire ; et, d’un autrecôté, cette conquête dans le domaine de laperspective n’est rien d’autre que l’expressionconcrète du progrès simultanément accompli surle plan de la théorie de la connaissance et de laphilosophie de la nature. En effet, dans les annéesmêmes où la spatialité de Duccio et de Giotto,correspondant à la période de transition de lascolastique classique, était supplantée parl’élaboration progressive de la véritableperspective centrale, avec la spatialité infinimentétendue, centrée autour d’un point de vue prisarbitrairement, dans ces mêmes années la penséeabstraite consommait publiquement et de façondécisive la rupture, jusque-là toujours voilée, avecla vision aristotélicienne du monde enqui sont peintes au XVesiècle, et enparticulier au moment où se définit laperspective en peinture. J’ai dit plushaut qu’une des toutes premièresœuvres en perspective était uneAnnonciation ; ce n’est pas un hasard.La perspective construit une image dumonde commensurable à l’homme etmesurable par l’homme, tandis quel’Annonciation, de son côté, estl’instant où l’infini vint dans le fini,l’incommensurable dans la mesure,comme le disait le prédicateurfranciscain saint Bernardin de Sienne.L’Annonciation est donc un thèmeprivilégié pour confronter laperspective à ses limites et à sespossibilités de représentation, etcertains peintres et certains milieuxintellectuels ne s’en sont pas privés auXVesiècle. En effet, l’Annonciationn’est pas seulement l’histoire visible del’Ange allant saluer Marie, c’est aussi,lové dans cette histoire visible, lemystère fondateur de la religionchrétienne qu’est l’Incarnation. Il n’ya que deux mystères dans la religionchrétienne : l’Incarnation et laRésurrection. L’Annonciation est doncau fondement de la foi chrétienne,parce que avec l’Incarnation on passede l’ère de la Loi, qui est celle deMoïse avec l’Ancien Testament, à l’ère25

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27rhétorique se donne dans une duplicité qui met en question le principe d’identité de lalogique. Expliquer. abandonnant la notion d’un cosmos édifié autourdu centre de la terre considéré comme un centreabsolu et enfermé par la sphère externe du cielconsidérée comme une limite absolue, et endéveloppant de ce fait le concept d’un infini dontil n’y a pas seulement un modèle en Dieu, maisqui est effectivement réalisé dans la réalitéempirique (c’est-à-dire, en un sens, le conceptd’un « infini en acte », énergéia apeiron, àl’intérieur de la nature)."Erwin Panofsky, La perspective comme formesymbolique, 1927, III, Les Éditions de Minuit,1975, p. 156-157.de la Grâce, qui est celle de Jésus dontla mort permet de racheter la Loi, quiavait enregistré le Péché et lescommandements. La Loi demeurevalide, mais la Grâce vient s’ysuperposer, comme le montrent trèsbien les fresques latérales de lachapelle Sixtine montrant en parallèleMoïse et le Christ. Le fait est quecertains peintres étaient conscients dela valeur fondatrice de ce moment oùl’incommensurable vient dans lamesure, le fini dans l’infini, leCréateur dans la créature,l’infigurable dans la figure,l’inénarrable dans le discours – jepeux continuer, saint Bernardin a écritune page entière de ces oxymores ! Unmoment d’articulation décisive del’histoire spirituelle et du destin del’Humanité." Daniel Arasse, Histoiresde Peintures, Éditions Denoël, 2004, p.65-66.26

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28SOCRATE.Cela posé, voyons, je te prie, ce que nous devons penser [455b] de la rhétorique. Pour moi, jene puis encore me former une idée précise de ce que j’en dois dire. Lorsqu’une villes’assemble pour faire choix de médecins, de constructeurs de vaisseaux, ou de toute autreespèce d’ouvriers, n’est-il pas vrai que l’orateur n’aura point alors de conseil à donner,puisqu’il est évident que, dans chacun de ces cas, il faut choisir le plus instruit ? Ni lorsqu’ils’agira de la construction des murs, des ports, ou des arsenaux ; mais que l’on consulteralà-dessus les architectes : ni lorsqu’on délibérera sur le choix d’un général, sur l’ordre danslequel on marchera à l’ennemi, [455c] sur les postes dont on doit s’emparer ; mais qu’en cescirconstances les gens de guerre diront leur avis, et les orateurs ne seront pas consultés.Qu’en penses-tu, Gorgias ? Puisque tu te dis orateur, et capable de former d’autres orateurs,on ne peut mieux s’adresser qu’à toi pour connaître à fond ton art. Figure-toi d’ailleurs que jetravaille ici dans tes intérêts. Peut-être parmi ceux qui sont ici y en a-t-il qui désirent d’être detes disciples, comme j’en sais quelques-uns et même beaucoup, qui ont cette envie, et quin’osent pas t’interroger. [455d] Persuade-toi donc que, quand je t’interroge, c’est comme s’ilste demandaient eux-mêmes : Gorgias, que nous en reviendra-t-il, si nous prenons tes leçons ?sur quoi serons-nous en état de conseiller nos concitoyens ? Sera-ce seulement sur le juste etl’injuste, ou, en outre, sur les objets dont Socrate vient de parler ? Essaie de leur répondre.GORGIAS.Je vais, Socrate, essayer de te développer en son entier toute la vertu de la rhétorique ; car tum’as mis parfaitement sur la voie. Tu sais sans doute [455e] que les arsenaux des Athéniens,leurs murailles, leurs ports, ont été construits, en partie sur les conseils de Thémistocle, enpartie sur ceux de Périclès, et non sur ceux des ouvriers.Plutarque Sur la vie de Thémistocle C’est cette intention que Merleau-Ponty voit, par exemple, au fond des recherches deCézanne sur la perspective. À cet égard, on sait qu’Erwin Panofsky, dans son essai consacréà La perspective comme forme symbolique a reconnu dans la solution perspectivedominante depuis le Quattrocento jusqu’au début du xxe siècle – et de laquelle Cézanne acherché à se dégager – la conception moderne de l’espace géométrique que Descartes athéorisée au moyen de la notion de res extensa : « substance étendue », homogène, infinie,régie par des lois rationnelles exprimables numériquement et représentables graphiquement,et, par conséquent, indépendante de toutes les qualités sensibles des choses (dureté, couleur,odeur, saveur, etc.), dont notre expérience corporelle témoigne. Par contre, Merleau-Pontysouligne que « les déformations perspectives opérées par Cézanne obéissent à l’effort deporter à l’expression notre adhésion perceptive au monde.C’est donc à ce domaine de considérations qu’il faut relier l’interprétationmerleau-pontienne des déformations de Cézanne lorsque, à propos du Portrait de GustaveGeffroy peint par celui-ci en 1895, Merleau-Ponty observe que « la table de travail, dans leportrait de Gustave Geffroy, s’étale dans le bas du tableau contre les lois de la perspective.À propos du même tableau, et il en déduit que « les recherches de Cézanne dans laperspective découvrent par leur fidélité aux phénomènes ce que la psychologie récentedevait formuler. La perspective vécue, celle de notre perception, n’est pas la perspectivegéométrique ou photographiqueDans un autre passage de la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty affirme: « Chaque aspect de la chose qui tombe sous notre perception n’est encore qu’uneinvitation à percevoir au-delà et qu’un arrêt momentané dans le processus perceptif. Si lachose même était atteinte, elle serait désormais étalée devant nous et sans mystère. Ellecesserait d’exister comme chose au moment même où nous croirions la posséder. Ce qui faitla “réalité” de la chose est donc justement ce qui la dérobe à notre possession. L’aséité de lachose, sa présence irrécusable et l’absence perpétuelle dans laquelle elle se retranche sontdeux aspects inséparables de la transcendance » (Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologiede la perception, p. 270). 27

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29SOCRATE.Je sais, Gorgias, qu’on le dit de Thémistocle. A l’égard de Périclès, je l’ai entendumoi-même, lorsqu’il conseilla aux Athéniens d’élever la muraille qui sépare Athènes duPirée.[456a] GORGIAS.Ainsi tu vois, Socrate, que quand il s’agit de prendre un parti sur les objets dont tu parlais, lesorateurs sont ceux qui conseillent, et dont l’avis l’emporte.SOCRATE.C’est aussi ce qui m’étonne, Gorgias, et ce qui est cause que je t’interroge depuis silongtemps sur la vertu de la rhétorique. A le prendre ainsi, elle me paraît merveilleusementgrande.GORGIAS.vous montrerez que Gorgias confondérudition et réflexion Expliquer le sens de l’inhumain :En somme, la peinture de Cézanne – et c’est, semble-t-il, sa nouveauté laplus inquiétante pour Merleau-Ponty – dépayse le corps humain, en luiôtant la confiance naïve d’être dans un monde constitué par lui et pour lui,car une telle peinture s’efforce d’exprimer ce versant de la Terre qui ne semeut pas parce qu’il reste en deçà de l’ordre humain de la science, ceversant anticopernicien de notre expérience primordiale de la Terre, ceversant inhumain du monde sur lequel l’existence humaine est installéeIl les repré sentait dans l’atmosphère où nous les donne la perception ins tantanée, sanscontours absolus, liés entre eux par la lumière et l’air. Pour rendre cette enveloppelumineuse, il fallait exclure les terres, les ocres, les noirs et n’utiliser que les sept couleursdu prisme. Pour représenter la couleur des objets, il ne suffi sait pas de reporter sur la toileleur ton local, c’est-à-dire la couleur qu’ils prennent quand on les isole de ce qui lesentoure, il fallait tenir compte dès phénomènes de contraste qui dans la nature modifient lescouleurs locales.De la couleur l’expérience dela couleur par le daltonnienconduit à interroger l’originedes couleurs : perceptionsubjective ou donnéeextérieure ?Descartes et Locke: les propriétés de l’objet sontindépendantes du sujet et lespropriétés secondes qui sontchangeantes. Exemple dumorceau de cirede nuit lescouleurs disparaissentLockeest un empîriste. L’exemple duporphyre reprend l’exemple duS 19 . Considérons la couleur rouge etblanche dans le porphyre : faites que lalumière ne donne pas dessus , sa couleurs’évanouit , et le porphyre ne produitplus de telles idées en nous . La lumièrerevient - elle , le porphyre excite encoreen nous l’idée de ces couleurs . Peut - onse figurer qu’il soit arrivé aucunealtération réelle dans le porphyre par laprésence ou l’absence de la lumière , etque ces idées de blanc et de rouge soientréellement dans le porphyre lorsqu’il estexposé à la lumière , puisqu’il est évidentqu’il n’a aucune couleur dans les28

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30Descartes,METTRE EN PERSPECTIVE, (1637)Le bon sens est la chose la mieux partagée car chacun pense en être si bienpourvu, que même ceux qui sont les plus difficiles à contenter en toute autrechose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pasvraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissancede bien juger, et de distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’onnomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tout homme ; etqu’ainsi la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plusraisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nospensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’estpas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien.[violet]Remarque : Faire des recherches sur Descartes et le baroque[/violet]– Erik Larsen, « Le baroque et l’esthétique de Descartes », Baroque [En ligne], 6 | 1973, misen ligne le 15 mars 2013, consulté le 17 février 2023. URL :http://journals.openedition.org/baroque/416 ; DOI : https://doi.org/10.4000/baroque.416Pourquoi ce jeu, cette insistance dans la première phrase sur les superlatifs et comparatifs ?Quelle est la qualité première des hommes selon le début du texte ?La raison ne nous protège pas contre nos illusions à son propos. Expliquer ce paradoxe.–––2. Un texte théâtralIronie et dissimulation1. L’ironie de DescartesDiscours de la méthode morceau de cire de Descarteset présente son questionnementténèbres ? A la vé rité , il a , de jour et denuit , telle configuration des parties qu’ilfaut , pour que les rayons de lumière ,réfléchis de quelques parties de ce corpsdur , produisent en nous l’idée du rouge ,et qu’étant réfléchis de quelques autresparties , ils nous donnent l’idée du blanc: cependant , il n’y a , en aucun temps , niblancheur ni rougeur dans le porphyre ,mais seulement un arrangement departies propre à produire ces sensationsdans notre âme . Oeuvres philosophiquesde Locke. Tome premier [-septieme] : Del’entendement humain. Tome 1, Volume2John Locke●En quoi l’impressionnisme est-il une peinture de la juxtaposition ? ExpliquerPour rendrecompte de l’atmosphère vivante et populaire de la guinguette à Montmartredans le Bal du moulin de la Galette (1876), Renoir utilise des touchescolorées et le tableau sera critiqué à l’époque pour le manque de netteté desformes.Mis à part Degas, qui a toujours préféré travailler en atelier, lesimpressionnistes peignent en plein air et relativement vite : la palette decouleur est limitée et l’application de la couleur sur la toile est visible. Ils29

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31Pourquoi ce recours au "vraisemblable" ?"On dit communément que le plus juste partage que nature nous ait fait de ses grâces, c’estcelui du sens ; car il n’est aucun qui ne se contente de ce qu’elle lui en a distribué." Essais, LII,chap. 17. -queltermen’estpasreprisparDescartes? -DescartesnuancelesproposdeMontaigne.Comment?Le bon sens est la chose la mieux partagée car chacun pense en être si bien pourvu, quemême ceux qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutumed’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent ; Pourquoil’expression"carchacunpenseenêtresibienpourvu"nousfaitmettreenquestion, en doute, l’affirmation initiale de Descartes ? Expliquerladimensionthéâtraledutexteàpartirdececoupdethéâtre• Un coup de théâtre est un événement inattendu qui provoque un brusque revirement dansl’intrigue. Chez Molière, par exemple, cet événement est très souvent une reconnaissance quivient rompre, d’un coup, le nœud dramatique et qui permet une réconciliation. Ainsi, à la finde L’Avare, Marianne, qu’Harpagon veut épouser à la barbe de son fils, se révèle être la fillede son ami Anselme et la sœur de Valère, l’amoureux d’Élise, sa fille. • Le coup de théâtrepeut être le fruit d’un deus ex machina, c’est-à-dire procéder d’une « intervention divine »(les dieux, dans le théâtre du Grec Euripide, descendent du ciel suspendus à une grue que l’onappelle une « machine »). Par extension métaphorique, l’expression désigne une interventionprovidentielle et totalement extérieure à l’intrigue. Dans le Tartuffe de Molière, par exemple,l’arrivée de l’exempt qui arrête Tartuffe sur l’ordre du Roi, au lieu d’arrêter le malheureuxOrgon, peut être considéré comme un deus ex machina.3. Le bon sens1. Montaigne écrit :1. Expliquer quel effet est recherché par Descartes2. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent : quel est le sens de cettechute ? mélangent peu les couleurs, les empâtements laissent leur empreinte sur latoile, les touches sont rapides, on parle de « virgule » pour qualifier la tracevisible du pinceau. Dans la première moitié des années 1870, Manet, Renoiret Sisley rejoignent Monet qui s’est installé à Argenteuil, proche de Paris etbaignée par l’un des méandres de la Seine. Leurs toiles témoignent du travailsur la couleur. Manet y peint l’une de ses œuvres les plus impressionnistesArgenteuil où la couleur bleue de l’eau est qualifiée par un critique de « bleuindigo ». Monet essaie de capter la couleur en pratiquant de petites touchesfractionnées (Régates à Argenteuil, 1872).L’INFLUENCE DES ESTAMPESJAPONAISESDans leur travail sur la couleur, les impressionnistesrecherchent de nouveaux repères. Les salons parisiens découvrent la « foliedes impressions japonaises » selon l’expression d’Edmond de Goncourt dansson Journal en 1882 pour qualifier les estampes japonaises.JUXTAPOSITION DES TOUCHES DE COULEURDans leur procédé destouches de couleur, les impressionnistes appliquent le principe de la divisiondes tons : le vert résulte du voisinage d’un bleu et d’un jaune, l’orange de lajuxtaposition d’un rouge et d’un jaune , etc. Ils mettent en application la loimise à jour par le chimiste Michel-Eugène Chevreul dans son essai de 1839,De la loi du contraste simultané des couleurs. Par un effet optique et nonchimique, une couleur donne à une couleur avoisinante une nuancecomplémentaire dans le ton. La juxtaposition de taches de couleur sur la toileest retranscrite par l’œil du spectateur en un « mélange optique » : deux ouplusieurs couleurs distinctes sont perçues simultanément comme une nouvellecouleur par l’œil humain.Pissarro va pousser loin cet effet optique en utilisantdes touches de plus en plus petites de couleurs contrastées (Le Marché à lavolaille, Pontoise, 1882). Dans les années 1880, le peintre GeorgesSeuratsystématise cette technique picturale en juxtaposant de petites tachesde couleur pure, comme des points individuels, d’où le nom de30

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32-Quelle est la figure de style employée par les deux auteurs ?-Tenter de distinguer ironie et effet comiqueS’exercer apporte une autre coutume Qu’introduitlemot"coutume"dansletextedeDescartes? Commentdéveloppe-t-onle"bonsens"selonlui? enquoipeut-ondirealorsquel’hommeestresponsabledesabêtise? Y-a-t-ilunremède?Et si tu savais tout, Socrate, si tu savais que la rhétorique embrasse, pour ainsi dire, la vertude tous les autres arts ! [456b] Je vais t’en donner une preuve bien frappante. Je suis souvententré, avec mon frère (13) et d’autres médecins, chez certains malades qui ne voulaient pointou prendre une potion, ou souffrir qu’on leur appliquât le fer ou le feu. Le médecin nepouvant rien gagner sur leur esprit, j’en suis venu à bout, moi, sans le secours d’aucun autreart que de la rhétorique. J’ajoute que, si un orateur et un médecin se présentent dans une ville,et qu’il soit question de disputer de vive voix devant le peuple, ou devant quelque autreassemblée, sur la préférence entre l’orateur et le médecin, [456c] on ne fera nulle attention àcelui-ci, et l’homme qui a le talent de la parole sera choisi, s’il entreprend de l’être.Pareillement, dans la concurrence avec un homme de toute autre profession, l’orateur se ferachoisir préférablement à qui que ce soit, parce qu’il n’est aucune matière sur laquelle il neparle en présence de la multitude d’une manière plus persuasive que tout autre artisan, quelqu’il soit. Telle est l’étendue et la puissance de la rhétorique. Il faut cependant, Socrate, userde la rhétorique, comme on use des autres exercices : car, parce [456d] qu’on a appris lepugilat, le pancrace, le combat avec des armes véritables, de manière à pouvoir vaincreégalement ses amis et ses ennemis, on ne doit pas pour cela frapper ses amis, les percer ni lestuer ; mais, certes, il ne faut pas non plus, parce que quelqu’un ayant fréquenté les gymnases,s’y étant fait un corps robuste, et étant devenu bon lutteur, aura frappé son père ou sa mère,ou quelque autre de ses parents ou de ses amis, prendre pour cela en aversion et chasser desvilles les maîtres [456e] de gymnase et d’escrime ; car ils n’ont dressé leurs élèves à cesexercices qu’afin qu’ils en fissent un bon usage contre les ennemis et les médians, pour ladéfense, et non pour l’attaque, [457a] et ce sont leurs élèves qui, contre leur intention, usent divisionnisme pour qualifier son œuvre post-impressionniste.Paysage marin à Port-en-Bessin, huile sur toile (65,1 x 80,9 cm) de GeorgesSeurat, 1888.Credit : don de la W. Averell Harriman Foundation en mémoirede Marie N. Harriman, National Gallery of Art, Washington D.C.cliquer pouragrandir l’image.De plus, chaque couleur que nous voyons dans la nature provoque par une sorte decontrecoup, la vision de la couleur complémentaire, et ces complémentaires s’exaltent. Pourobtenir sur le tableau, qui sera vu dans la lumière faible des appartements, l’aspect mêmedes couleurs sous le soleil, il faut donc y faire figurer non seulement un vert, s’il s’agitd’herbe, mais encore le rouge complémen taire qui le fera vibrer. Enfin, le ton locallui-même est décom posé chez les impressionnistes. On peut en général obtenir chaquecouleur en juxtaposant, au lieu de les mélanger, les couleurs composantes, ce qui donneun ton plus vibrant. Il résul tait de ces procédés que la toile, qui n’était pluscomparable à la nature point par point, restituait, par l’action des parties les unes surles autres, une vérité générale de l’impression. Mais la peinture de l’atmosphère et ladivision des tons noyait en même temps l’objet et en faisait disparaître la pesanteurpro pre. La composition de la palette de Cézanne fait présumer qu’il se donne un autre but :il y a, non pas les sept couleurs du prisme, mais dix-huit couleurs, six rouges, cinq jaunes,trois bleus, trois verts, un noir. L’usage des couleurs chaudes et du noir montre que Cézanneveut représenter l’objet, le retrouver derrière l’atmosphère. De même il renonce à la division31

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33SOCRATE.Tu as, je pense, Gorgias, assisté comme moi à bien des disputes, et tu y as sans douteremarqué une chose, savoir que, sur quelque sujet que les hommes entreprennent deconverser, ils ont bien de la peine à fixer, de part et d’autre leurs idées, et à terminerl’entretien, [457d] après s’être instruits et avoir instruit les autres. Mais s’élève-t-il entre euxmal de leur force et de leur adresse ; il ne s’ensuit donc pas que les maîtres soient mauvais,non plus que l’art qu’ils professent, ni qu’il en faille rejeter la faute sur lui ; mais elleretombe, ce me semble, sur ceux qui en abusent. On doit porter le même jugement de larhétorique. L’orateur est, à la vérité, en état de parler contre tous et sur toute chose ; en sortequ’il sera plus propre que personne à persuader en un instant la multitude [457b] sur tel sujetqu’il lui plaira ; mais ce n’est pas une raison pour lui d’enlever aux médecins ni aux autresartisans leur réputation, parce qu’il est en son pouvoir de le faire. Au contraire, on doit userde la rhétorique comme des autres exercices, selon les règles de la justice. Et si quelqu’un,s’étant formé à l’art oratoire, abuse de cette faculté et de cet art pour commettre une actioninjuste, on n’est pas, je pense, en droit pour cela de haïr et de bannir des villes le maître quilui a donné des leçons : car il ne lui a mis son art entre les mains [457c] qu’afin qu’il s’enservît pour de justes causes ; et l’autre en fait un usage tout opposé. C’est donc le disciple quiabuse de l’art qu’on doit haïr, chasser, faire mourir, et non pas le maître.Distinguer réfutation et disputeA partir de cette conclusion peut-ondire que Gorgias a défini larhétorique ? du ton et la remplace par des mélanges gradués, par un déroulement de nuanceschromatiques, sur l’objet, par une modulation colorée qui suit la forme et la lumière reçue.La suppression des con tours précis dans certains cas, la priorité de la couleur sur le dessinn’auront évidemment pas le même sens chez Cézanne et dans l’impressionnisme. L’objetn’est plus couvert de reflets, perdu dans ses rapports à l’air et aux autres objets, il estcomme éclairé sourdement de l’intérieur, la lumière émane de lui, et il en résulte uneimpression de solidité et de matérialité. Cézanne ne renonce d’ailleurs pas à faire vibrer lescouleurs chaudes, il obtient cette sensation colorante par l’emploi du bleu.Il faudrait donc dire qu’il a voulu revenir à l’objet sans quitter l’esthétique impressionniste,qui prend modèle de la na ture. Emile Bernard lui rappelait qu’un tableau, pour lesclassiques, exige circonscription par les contours, composition et distribution des lumières.Cézanne répond : « Ils faisaient le tableau et nous tentons un morceau de nature ».Expliquez la réponse de Cézanne. Mettez en perspective avec son travail surla montagne Ste Victoirehttps://www.canal-u.tv/chaines/universite-rennes-2-crea/cezanne-une-montagneIl a dit des maîtres qu’ils « remplaçaient la réalité par l’imagination et par l’abstraction quil’accompagne », – et de la nature qu’ « il faut se plier à ce parfait ouvrage. De lui tout nousvient, par lui, nous existons, oublions tout le reste ». Il déclare avoir voulu faire del’impressionnisme « quelque chose de solide comme l’art des musées ». Sa peinture serait32

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34GORGIAS.J’espère, Socrate, être des gens dont tu as fait le portrait. Il nous faut aussi pourtant avoirégard à ceux qui nous écoutent. Longtemps avant que tu vinsses, je leur ai déjà expliqué biendes choses ; [458c] et, si nous reprenons la conversation, peut-être nous mènera-t-elle loin. Ilconvient donc de penser aussi aux assistants, et de n’en retenir aucun qui aurait quelque autrechose à faire.quelque controverse, et l’un prétend-il que l’autre parle avec peu de justesse ou de clarté ? ilsse fâchent, et s’imaginent que c’est par envie qu’on les contredit, qu’on parle pour disputer, etnon pour éclaircir le sujet. Quelques-uns finissent par les injures les plus grossières, et seséparent après avoir dit et entendu des personnalités si odieuses, que les assistants se veulentdu mal de s’être trouvés présents [457e] à de pareilles conversations. A quel propos tepréviens-je là-dessus ? C’est qu’il me paraît que tu ne parles point à présent d’une manièreconséquente, ni bien assortie à ce que tu as dit précédemment sur la rhétorique ;En quoi consiste la réfutation ?Rapprocher réfutation et ironie. Quelledifférence y-a-t-il avec la moquerie ?et j'appréhende , si je te réfute, que tu n’ailles te mettre dans l’esprit quemon intention n’est pas de disputer sur la chose même, pour l’éclaircir,mais contre toi. [458a] Si tu es donc du même caractère que moi, jet’interrogerai avec plaisir ; sinon, je n’irai pas plus loin. Mais quel estmon caractère ? Je suis de ces gens qui aiment qu’on les réfute, lorsqu’ilsne disent pas la vérité, qui aiment aussi à réfuter les autres, quand ilss’écartent du vrai, et qui, du reste, ne prennent pas moins de plaisir à sevoir réfutés qu’à réfuter. Je tiens en effet pour un bien d’autant plusgrand d’être réfuté, qu’il est véritablement plus avantageux d’être délivrédu plus grand des maux, que d’en délivrer un autre ; et je ne connais,pour l’homme, aucun mal égal à celui d’avoir des idées [458b] fausses surla matière que nous traitons. Si donc tu m’assures que tu es dans lesmêmes dispositions que moi, continuons la conversation ; ou, si tu croisdevoir la laisser là, j’y consens, terminons ici l’entretien. un paradoxe : rechercher la réalité sans quitter la sensation, sans prendre d’autre guide quela nature dans l’impression immédiate, sans cerner les contours, sans encadrer la couleur parle dessin, sans composer la perspective ni le tableau. C’est là ce que Bernard appelle lesuicide de Cézanne : il vise la réalité et s’interdit les moyens de l’atteindre. Là se trouveraitla raison de ses difficultés et aussi des déformations que l’on trouve chez lui surtout entre1870 et 1890. Les assiettes ou les coupes posées de profil sur une table devraient être desellipses, mais les deux sommets de l’ellipse sont grossis et dilatés.La table de travail, dans le por trait de Gustave Geffroy, s’étale dans le bas du tableau contreles lois de la perspective. En quittant le dessin, Cézanne se serait livré au chaos dessensations. Or les sensations feraient chavirer les objets et suggéreraient constamment desillusions, comme elles le font quelquefois, – par exemple l’illusion d’un mouvement desobjets quand nous bougeons la tête, – si le jugement ne redressait sans cesse les apparences.Cézanne aurait, dit Bernard, englouti ‘la peinture dans l’ignorance et son esprit dans lesténèbres’.En réalité, on ne peut juger ainsi sa peinture qu’en laissant tomber la moitié de ce qu’il a ditet qu’en fermant les yeux à ce qu’il a peint.Dans ses dialogues avec Emile Bernard, il est manifeste que Cézanne cherche toujours àéchapper aux alternatives toutes faites qu’on lui propose, – celle des sens ou del’intelligence, du peintre qui voit et du peintre qui pense, de la nature et de la composition,du primitivisme et de là tradition. « Il faut se faire une optique », dit-il, mais « j’entends paroptique une vision logique, c’est-à-dire sans rien d’absurde ». « S’agit-il de notre nature ? »demande Bernard. Cézanne répond : « Il s’agit des deux ». – « La nature et l’art ne sont-ilspas différents ? » – « Je voudrais les unir. L’art est une aperception person nelle. Je placecette aperception dans la sensation et je demande à l’intelligence de l’organiser en œuvre ».Mais même ces for mules font trop de place aux notions courantes de « sensi bilité » ou «sensation » et d’ « intelligence », c’est pourquoi Cézanne ne pouvait persuader et c’estpourquoi il aimait mieux peindre.Que signifie cette opposition entre dire et peindre ? En quoi le langageporte-t-il la distinction, la séparation ?33

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35CHÉRÉPHON.Vous entendez, Gorgias et Socrate, le bruit que font tous ceux qui sont présents, pourtémoigner le désir qu’il ont de vous entendre, si vous continuez à parler. Pour moi, aux dieuxne plaise que j’ai jamais des affaires si pressées, qu’elles m’obligent à quitter une disputeaussi intéressante et aussi bien dirigée, pour vaquer à quelque chose de plus nécessaire.[458d] CALLICLÈS.Par tous les dieux, Chéréphon, tu as raison. J’ai déjà assisté à bien des entretiens, mais je nesais si aucun m’a causé autant de plaisir que celui-ci, et vous m’obligeriez fort, si vousvouliez converser ainsi toute la journée.SOCRATE.Si Gorgias y consens, tu ne trouveras, Calliclès, nul obstacle de ma part.GORGIAS.Il serait désormais honteux pour moi de n’y pas consentir, Socrate, surtout après m’êtreengagé à répondre à quiconque voudra m’interroger. Reprends donc l’entretien, si cela plaît àla compagnie, [458e] et propose-moi ce que tu jugeras à propos.SOCRATE.Écoute, Gorgias, ce qui me surprend dans ton discours. Peut-être n’as tu rien dit que de vrai,et t’ai-je mal compris. Tu es, dis-tu, en état de former un homme à l’art oratoire, s’il veutprendre tes leçons.GORGIAS.Oui.SOCRATE.C’est-à-dire, n’est-il pas vrai, que tu le rendras capable de parler sur toute chose d’unemanière plausible devant la multitude, non en enseignant, mais [459a] en persuadant ?GORGIAS.Justement.SOCRATE. ATTENTION : Distinction et séparation n’ont pas le même sensExpliquer la tendance du langage à figer les choses. La science peut-ellesortir de sa méthode d’appréhension du monde ?Au lieu d’appliquer à son œuvre des dichotomies qui d’ailleurs appartiennent plus auxtraditions d’école qu’aux fon dateurs, – philosophes ou peintres, – de ces traditions, ilvaudrait mieux être docile au sens propre de sa peinture qui est de les remettre en question,Cézanne n’a pas cru devoir choisir entre la sensation et la pensée, comme entre le chaos etl’ordre. Il ne veut pas séparer les choses fixes qui apparaissent sous notre regard et leurmanière fuyante d’apparaître, il veut peindre la matière en train de se donner forme, l’ordrenaissant par une organisation spontanée. Il ne met pas la coupure entre « les sens » et l’ «intelligence », mais entre l’ordre spontané des choses perçues et l’ordre humain des idées etdes sciences. Nous percevons des choses, nous nous entendons sur elles, nous som mesancrés en elles et c’est sur ce socle de « nature » que nous construisons des sciences. C’estce monde primordial que Cézanne a voulu peindre, et voilà pourquoi ses tableaux donnentl’im pression de la nature à son origine, tandis que les photographies des mêmes paysagessuggèrent les travaux des hommes, leurs commodités, leur présence imminente. Cézannen’a jamais voulu « peindre comme une brute », mais remettre l’intelligence, les idées, lessciences, la perspective, la tradition, au contact du monde naturel qu’elles sont destinées àcomprendre,confronter avec la nature,comme il le dit, les sciences « qui sont sorties d’elleexpliquer la différence entre la vision scientifique et la compréhension de lanaturelirelireSPLEEN DE PARIS LESFENETRES XXXV Baudelaire..Marcel Proust, Recherche du tempsperdu Tome III , Pléiade, p 89534

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36Tu as ajouté, en conséquence, que, pour ce qui regarde la santé, l’orateur s’attirera plus decroyance que le médecin.GORGIAS.Oui, pourvu qu’il ait affaire à la multitude.SOCRATE.Par la multitude tu entends sans doute les ignorants ; car apparemment l’orateur n’aura pasd’avantage sur le médecin, devant des personnes instruites.GORGIAS.Tu dis vrai.SOCRATE.Si donc il est plus propre à persuader que le médecin, n’est-il pas plus propre à persuader quecelui qui suit ?GORGIAS.[459b] Tout-à-fait.SOCRATE.Quoique lui-même ne soit pas médecin, n’est-ce pas ?GORGIAS.Oui.SOCRATE.Mais celui qui n’est pas médecin n’est-il point ignorant dans les choses où le médecin estsavant ?GORGIAS.Sans doute.SOCRATE. Celui qui regarde du dehors àtravers une fenêtre ouverte, nevoit jamais autant de choses quecelui qui regarde une fenêtrefermée. Il n’est pas d’objet plusprofond, plus mystérieux, plusfécond, plus ténébreux, pluséblouissant qu’une fenêtreéclairée d’une chandelle. Cequ’on peut voir au soleil esttoujours moins intéressant quece qui se passe derrière unevitre. Dans ce trou noir oulumineux vit la vie, rêve la vie,souffre la vie.Par-delà desvagues de toits, j’aperçois unefemme mûre, ridée déjà, pauvre,toujours penchée sur quelquechose, et qui ne sort jamais.Avec son visage, avec sonvêtement, avec son geste, avecpresque rien, j’ai refait l’histoirede cette femme, ou plutôt salégende, et quelquefois je me laraconte à moi-même enpleurant.Si c’eût été un pauvrevieux homme, j’aurais refait lasienne tout aussi aisément.Et jeme couche, fier d’avoir vécu etsouffert dans d’autres quemoi-même.Peut-être medirez-vous : "Es-tu sûr que cettelégende soit la vraie ?"« La vraie vie, la vie enfin découverte etéclaircie, la seule vie par conséquentréellement vécue, c’est la littérature ; cettevie qui, en un sens, habite à chaqueinstant chez tous les hommes aussi bienque chez l’artiste. Mais ils ne la voientpas, parce qu’ils ne cherchent pas àl’éclaircir. Et ainsi leur passé estencombré d’innombrables clichés quirestent inutiles par ce que l’intelligence neles a pas « développés ». Notre vie, etaussi la vie des autres. Le style, pourl’écrivain, aussi bien que la couleur pourle peintre, est une question non detechnique, mais de vision. Il est larévélation, qui serait impossible par desmoyens directs et conscients, de ladifférence qualitative qu’il y a dans lafaçon dont nous apparaît le monde,différence qui, s’il n’y avait pas l’art,resterait le secret éternel de chacun. Parl’art seulement nous pouvons sortir denous, savoir ce que voit un autre de cetunivers qui n’est pas le même que lenôtre, et dont les paysages nous seraientrestés aussi inconnus que ceux qu’il peuty avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieude voir un seul monde, le nôtre, nousvoyons le monde se démultiplier, et,autant qu’il y a d’artistes originaux, autantnous avons de mondes à notre disposition,plus différents les uns des autres que ceuxqui roulent à l’infini, et, bien des siècles35

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37Ainsi l’ignorant sera plus propre à persuader que le savant vis-à-vis des ignorants, s’il est vraique l’orateur soit plus propre à persuader que le médecin. N’est-ce point ce qui résulte de là,ou s’ensuit-il autre chose ?GORGIAS.Oui, c’est bien ici ce qui en résulte.SOCRATE.Cet avantage de l’orateur et de la rhétorique n’est-il pas le même par rapport aux autres arts ?je veux dire qu’il n’est pas nécessaire qu’elle s’instruise de la nature des choses, et qu’il suffitqu’elle invente quelque moyen [459c] de persuasion, de manière à paraître aux yeux designorants plus savante que ceux qui savent.GORGIAS.N’est-ce pas une chose bien commode, Socrate, de n’avoir pas besoin d’apprendre d’autre artque celui-là, pour ne le céder en rien aux artisans ?SOCRATE.Si en cette qualité l’orateur le cède ou ne le cède point aux autres, c’est ce que nousexaminerons tout-à-l’heure, si notre sujet le demande. Mais auparavant voyons si par rapport[459d] au juste et à l’injuste, au beau et au laid, au bon et au mauvais, l’orateur est dans lemême cas que par rapport à la santé et aux objets des autres arts, et qu’ignorant ce qui est bonou mauvais, beau ou laid, juste ou injuste, il ait seulement imaginé là-dessus quelqueexpédient pour persuader, et paraître vis-à-vis des ignorants mieux instruit que les savants,[459e] quoiqu’il soit ignorant lui-même : ou bien voyons si c’est une nécessité que celui quiveut apprendre la rhétorique sache tout cela et s’y soit rendu habile avant de prendre tesleçons ; ou si, au cas qu’il n’en ait aucune connaissance, toi qui es maître de rhétorique, tu nelui enseigneras point du tout ces choses, parce que ce n’est pas ton affaire, mais si tu ferasd’ailleurs en sorte que ne les sachant point, il paraisse les savoir, et qu’il passe pour hommede bien, sans l’être ; ou si tu ne pourras point absolument lui enseigner la rhétorique, à moinsqu’il n’ait appris d’avance la vérité sur ces matières. Que penses-tu là-dessus, Gorgias ?[460a] Au nom de Jupiter, développe-nous, comme tu l’as promis il n’y a qu’un moment,toute la vertu de la rhétorique.GORGIAS. Qu’importe ce que peut être laréalité placée hors de moi, si ellem’a aidé à vivre, à sentir que jesuis et ce que je suis ?”après que s’est éteint le foyer dont ilémanait, qu’il s’appelât Rembrandt ouVermeer, nous envoient encore leur rayonspécial » .Au lieu d’appliquer à son œuvre des dichotomies qui d’ailleurs appartiennent plus auxtraditions d’école qu’aux fondateurs, – philosophes ou peintres, – de ces traditions, ilvaudrait mieux être docile au sens propre de sa peinture qui est de les remettre en question,Cézanne n’a pas cru devoir choisir entre la sensation et la pensée, comme entre le chaos etl’ordre. Il ne veut pas séparer les choses fixes qui apparaissent sous notre regard et leurmanière fuyante d’apparaître, il veut peindre la matière en train de se donner forme, l’ordrenaissant par une organisation spontanée. Il ne met pas la coupure entre « les sens » et l’ «intelligence », mais entre l’ordre spontané des choses perçues et l’ordre humain des idées etdes sciences.Nous percevons des choses, nous nous entendons sur elles, nous sommes ancrés en elles etc’est sur ce socle de « nature » que nous construisons des sciences. C’est ce mondeprimordial que Cézanne a voulu peindre, et voilà pourquoi ses tableaux donnentl’impression de la nature à son origine, tandis que les photographies des mêmes paysagessuggèrent les travaux des hommes, leurs commodités, leur présence imminente..36

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38Je pense, Socrate, que quand il ne saurait rien de tout cela, il l’apprendrait auprès de moi.SOCRATE.Arrête, je te prie. Tu réponds très bien. Afin donc que tu puisses faire de quelqu’un unorateur, il faut, de toute nécessité, qu’il connaisse ce que c’est que le juste et l’injuste, soitqu’il l’ait appris avant d’aller à ton école, soit qu’il l’apprenne de toi.[460b] GORGIAS.Sans contredit.SOCRATE.Mais quoi ? celui qui a appris le métier de charpentier est-il charpentier, ou non ?GORGIAS.Il l’est.SOCRATE.Et quand on a appris la musique, n’est-on pas musicien ?GORGIAS.Oui.SOCRATE.Et quand on a appris la médecine, n’est-on pas médecin ? En un mot, par rapport à tous lesautres arts, quand on a appris ce qui leur appartient, n’est-on pas tel que doit être l’élève dechacun de ces arts ?GORGIAS.J’en conviens.SOCRATE.Ainsi, par la même raison, celui qui a appris ce qui appartient à la justice est juste.GORGIAS.Nul doute. Comment définir les deux ordres ? À quel modèle renvoie l’ordre spontané? Que peint le peintre ? Pourquoi peindre ne relève pas seulement d’unecompétence technique ?Comparer ces différents tableaux :Constituer un dossier sur la perspective à partir des documents qui suiventDaniel Arasse, dans ce quatrième entretien, revient sur l’invention de la perspective et son succès dans lapeinture florentine à partir de 1420. Il insiste sur la dimension politique, idéologique et philosophique de cebouleversement complet des scènes de représentationVies des peintres illustresVasarihttps://fr.wikisource.org/wiki/Vies_des_peintres,_sculpteurs_et_architectes/tome_2/Masaccio_da_SanGiovanniMASACCIO DA SAN-GIOVANNI,peintre. Il est rare que la nature produise un homme de géniesans lui donner aussitôt un concurrent. Elle veut qu’ils puissent se prêter secours et encouragements mutuelset que leurs successeurs, enflammés par les louanges qu’ils entendent prodiguer à ces glorieux maîtres, nenégligent aucun effort pour mériter les mêmes honneurs et la même renommée. Il nous sera facile de prouvela vérité de cette remarque. Filippo Brunelleschi, Donato, Ghiberti, Paolo Uccello parurent simultanément àFlorence ; bientôt le style barbare et grossier, qui s’était maintenu jusqu’alors, s’écroula, et les arts, deprogrès en progrès, arrivèrent enfin à cette grandeur et à cette perfection qui les distinguent aujourd’hui etque nous devons, il faut le reconnaître, à ces premiers lutteurs qui nous ont formés au combat et à lavictoire.À Masaccio surtout appartient l’honneur d’avoir ramené l’art de peindre dans la bonne voie. Ilconsidéra que la peinture ne consiste qu’à imiter la nature à l’aide des couleurs et du dessin ; il comprit quecelui qui s’écarte le moins de ce suprême modèle approche le plus près de la perfection. Dès lors Masaccio,par ses études infatigables, se plaça au premier rang parmi ceux qui délivrèrent l’art des difficultés, desimperfections et des vices qui entravaient sa marche. Il donna à ses personnages de belles et de noblesattitudes, du mouvement, de la fierté, de la vie et un certain relief que l’on ne rencontre chez aucun despeintres qui l’ont précédé. Il reconnut que ces maîtres ne posaient point d’aplomb leurs figures, mais sur lapointe des pieds, et qu’ils blessaient ainsi les règles les plus essentielles des raccourcis et de la perspective.Paolo Uccello avait, à la vérité, remédié un peu à ces défauts ; mais il resta bien loin derrière Masaccio quisut varier les raccourcis à l’infini et les rendre avec un charme dont personne n’avait encore possédé lesecret. En outre, le coloris de Masaccio est doux et harmonieux au delà de toute expression. Ses draperiessont exemptes de détails minutieux, et pleines de simplicité, de souplesse et de naturel. Il offrit là un bel et37

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39SOCRATE.Mais l’homme juste fait des actions justes.GORGIAS.Oui.[460c] SOCRATE.C’est donc une nécessité que l’orateur soit juste, et que l’homme juste veuille faire desactions justes.GORGIAS.Du moins la chose paraît telle.SOCRATE.L’homme juste ne voudra donc jamais commettre une injustice ?GORGIAS.La conclusion est nécessaire.SOCRATE.Ne suit-il pas nécessairement de ce qui a été dit, que l’orateur est juste ?GORGIAS.Oui.SOCRATE.Jamais, par conséquent, l’orateur ne voudra commettre une injustice.GORGIAS.Il paraît que non.SOCRATE.Te rappelles-tu d’avoir dit, un peu plus haut, qu’il ne fallait pas s’en prendre [460d] auxmaîtres de gymnase, ni les chasser des villes, parce qu’un athlète aura abusé du pugilat, et fait utile exemple aux artistes. Enfin, on peut dire que tout ce qui a été fait avant lui est peint, mais que tout cequ’il a fait est vrai et animé comme la nature même.Il naquit à San-Giovanni di Valdarno où se trouventencore, dit-on, quelques ouvrages de sa jeunesse (1). Distrait, rêveur et entièrement absorbé dans les penséesde son art, il vivait sans prévoyance et pour ainsi dire au hasard. Jamais les choses de ce monde nesemblèrent le préoccuper. Il fallait qu’il fût réduit au plus extrême besoin pour se déterminer à demanderquelque argent à ses débiteurs. Il se nommait Tommaso, mais il fut surnommé Masaccio à cause de sesbizarreries et non de ses méchancetés ; car il était la bonté même, et toujours prêt à rendre service. Il seconsacra à la peinture dans le temps où Masolino da Panicale décorait la chapelle des Brancacci, dansl’église del Carmine. Il suivait autant que possible les traces de Donato et de Filippo Brunelleschi, et ilcherchait à imiter consciencieusement la nature. Ses efforts furent couronnés d’un tel succès, que son coloriset son dessin peuvent sans désavantage soutenir la comparaison avec ceux des artistes modernes. Il lutta aveopiniâtreté et avec bonheur contre les difficultés de la perspective, comme on peut en juger par son petittableau du Christ guérissant un possédé du démon, qui appartient aujourd’hui à la maison Ridolfo delGhirlandaio. Il représenta dans cette composition des édifices en perspective dont on voit à la fois l’intérieuret l’extérieur, car il les prit non de face, mais de côté, tout exprès pour rencontrer et pour vaincre les plusgrandes difficultés. Il affectionna les nus et les raccourcis que jusqu’alors les maîtres évitaient presquetoujours. Son faire était facile, et ses draperies se distinguaient par leur simplicité.Il peignit en détrempe laVierge, sainte Anne et l’enfant Jésus. Ce tableau est maintenant à Sant’-Ambrogio de Florence, dans unechapelle près de la porte qui conduit au parloir des religieuses.Il y a encore de Masaccio, à San-Niccolò, unautre tableau en détrempe représentant l’Annonciation de la Vierge, et un magnifique édifice en perspectiveet orné de colonnes dont la fuite est si bien ménagée, que peu à peu on le perd de vue.Dans l’abbaye deFlorence, il peignit à fresque, sur un pilastre en face du maître-autel, un saint Ivon de Bretagne qu’il plaçadans une niche afin d’obtenir un raccourci. À l’entour, il distribua sur une corniche des veuves, des orphelinset des pauvres qui avaient été aidés dans leurs besoins par saint Ivon.À Santa-Maria-Novella, il fit égalemenà fresque, au-dessus de l’autel de Sant’-Ignazio, la Trinité entre la Vierge et saint Jean l’Évangéliste quicontemplent le Christ crucifié. Sur les côtés, deux figures agenouillées offrent probablement les portraits desdonateurs, mais elles sont maintenant presque entièrement recouvertes par un ornement doré. On remarquedans ce tableau une voûte ornée de rosaces et mise en perspective avec un art incroyable.ÀSanta-Maria-Maggiore, dans une chapelle près de la porte latérale qui conduit à San-Giovanni, Masaccioreprésenta la Vierge, sainte Catherine et saint Julien, et sur le gradin, en petite proportion, un trait de la viede sainte Catherine, et saint Julien tuant son père et sa mère. Au milieu du gradin, il figura la Nativité duChrist avec cette simplicité et cette vérité qui lui étaient propres (2).Dans une chapelle de l’église delCarmine de Pise, on voit encore de lui la Vierge et son fils au-dessus de quelques petits anges qui jouent de38

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40quelque action injuste ? et pareillement que, si quelque orateur fait un usage injuste de larhétorique, on ne doit point en faire tomber la faute sur son maître, ni le bannir de l’État, maisqu’il faut la rejeter sur l’auteur même de l’injustice, qui n’a point usé de la rhétorique commeil devait ? As-tu dit cela, ou non ?GORGIAS.Je l’ai dit.SOCRATE.Et [460e] ne venons-nous pas de voir que ce même orateur est incapable de commettreaucune injustice ?GORGIAS.Nous venons de le voir.SOCRATE.Et ne disais-tu pas dès le commencement, Gorgias, que la rhétorique a pour objet les discoursqui traitent, non du pair et de l’impair, mais du juste et de l’injuste ? N’est-il pas vrai ?GORGIAS.Oui.SOCRATE.Lors donc que tu parlais de la sorte, je supposais que la rhétorique ne pouvait jamais être unechose injuste, puisque ses discours roulent toujours sur la justice. Mais quand je t’ai entendudire un peu après que l’orateur [461a] pouvait faire un usage injuste de la rhétorique, j’ai étébien surpris, et j’ai cru que tes deux discours ne s’accordaient pas ; c’est ce qui m’a fait direque si tu regardais, ainsi que moi, comme un avantage d’être réfuté, nous pouvions continuerl’entretien ; sinon, qu’il fallait le laisser là. Nous étant mis ensuite à examiner la chose, tuvois toi-même qu’il a été accordé que l’orateur ne peut user injustement de la rhétorique, nivouloir commettre une injustice. Et par [461b] le chien (15), Gorgias, ce n’est pas la matièred’un petit entretien, que d’examiner à fond ce qu’il faut penser à cet égard.Restituer les arguments de Socrate qui le conduisent à renverser ceux de Gorgias. Fairedes recherches sur le principe de non-contradiction. Ne pas accepter ce principe n’est-ce divers instruments. L’un de ces anges prête une oreille attentive aux sons qu’il tire de son luth. Aux côtés dela Vierge se tiennent saint Pierre, saint Jean-Baptiste, saint Julien et saint Nicolas. Différentes actions de cessaints couvrent le gradin dont le milieu est occupé par l’Adoration des Mages. Cette dernière compositionrenferme des chevaux d’une beauté inimaginable ; les gens de la suite des Mages sont revêtus des costumesdu temps. Plusieurs saints placés autour d’un Crucifix forment le couronnement de ce tableau. Dans la mêmeéglise, un saint en habit d’évêque, peint à fresque près de la porte qui conduit au couvent, est attribué àMasaccio ; mais je suis certain qu’il est de la main de Fra Filippo, son élève.De retour à Florence, Masacciopeignit un homme et une femme nus de grandeur naturelle, qui appartiennent aujourd’hui à la maison PallaRuccellai.Mais bientôt, poussé par l’amour de l’art, il résolut d’aller à Rome où il espérait faire des étudesqui le mettraient à même de surpasser tous ses rivaux. Il ne tarda pas à se trouver en crédit dans cette ville.Pour le cardinal de San-Clemente, il exécuta à fresque la Passion du Christ et l’Histoire de sainte Catherine,martyre, dans une chapelle de l’église de San-Clemente. Plusieurs tableaux en détrempe qu’il fit à la mêmeépoque se sont égarés ou ont été détruits au milieu des bouleversements de Rome. On en voit cependantencore un à Santa-Maria-Maggiore, dans une petite chapelle, près de la sacristie. Ce tableau renferme le papMartin traçant avec une pioche les fondements de l’église, l’empereur Sigismond II et quatre saints entrelesquels se tient sainte Marie-della-Neve. Un jour Michel-Ange donna, en ma présence, les plus grandséloges à ces figures qui, disait-il, devaient être vivantes du temps de Masaccio.Pisanello et Gentile daFabriano, chargés par le pape Martin de décorer l’église de San-Janni, avaient confié une partie de ce travailà notre artiste ; mais lorsqu’il apprit que son protecteur Cosme de Médicis était rappelé de l’exil, ilabandonna tout pour courir à Florence. Il obtint aussitôt de continuer la chapelle des Brancacci, commencéedans l’église del Carmine par Masolino da Panicale qui venait de mourir. Mais, avant de se mettre à l’œuvreil peignit, comme pour montrer les progrès qu’il avait faits, le saint Paul qui est près de l’endroit où tombentles cordes des cloches. Sous les traits du saint, auquel il ne manque que la parole pour être vivant, onreconnaît Bartolo di Angiolino Angiolini (3). Cette figure porte l’empreinte du caractère romain uni àl’énergie chrétienne. En outre, elle pose bien d’aplomb et l’effet des raccourcis y est bien exprimé. Masaccioavait une intelligence merveilleuse de cette partie de l’art. Jusqu’alors tous les peintres plaçaient leurspersonnages sur la pointe des pieds. Le premier, Masaccio corrigea ce mode barbare et arriva à cetteperfection que nous connaissons aujourd’hui.À cette époque l’église del Carmine ayant été consacrée,Masaccio représenta en terre verte cette cérémonie, au-dessus de la porte qui conduit au couvent (4). Parmiune foule de citoyens revêtus de manteaux et de chaperons, il introduisit Filippo Brunelleschi, Donatello,Masolino da Panicale, Niccolò da Uzzano, Antonio Brancacci, Giovanni di Bicci de Médicis, etBartolommeo Valori. On voit encore de sa main les portraits de tous ces personnages dans la maison deSimon Corsi, gentilhomme florentin. Il y plaça aussi Lorenzo Ridolfi, ambassadeur de la république39

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41pas refuser la vérité ? Quelle menace représente pour Platon la rhétorique ? La suite dudialogue va présenter le danger de la rhétorique laissée à elle-même. florentine à Venise, et même le portier du couvent armé de ses clefs. Dans cette composition, pleined’excellentes qualités, chaque figure est parfaitement à son plan et en perspective, et les raccourcis sontmerveilleusement rendus.Masaccio s’occupa ensuite de la chapelle des Brancacci et continua les histoires desaint Pierre, commencées par Masolino da Panicale. Il en termina plusieurs, telles que le Baptême donné aupeuple, la Guérison des infirmes, la Résurrection des morts et le Tribut payé à César. On admire surtout cedernier tableau où l’on voit le Christ entouré de ses apôtres, et ordonnant à saint Pierre de tirer du ventred’un poisson l’argent qui est dû à César. Sous la figure d’un apôtre, Masaccio se peignit lui-même à l’aided’un miroir, et avec tant de vérité qu’il paraît vivant. Il représenta ensuite saint Pierre et saint Paulressuscitant le fils du roi. La mort l’empêcha d’achever ce tableau qui fut plus tard mené à fin par Filippino.Dans le Baptême de saint Pierre se trouve une figure nue et tremblante de froid, qui a justement excitél’admiration des anciens et des modernes.Cette chapelle, qui renferme encore des têtes si belles et siexpressives, que l’on peut dire avec assurance qu’aucun maître de cette époque ne s’approcha autant queMasaccio des peintres modernes, a été, jusqu’à nos jours, l’école où se formèrent une foule d’artistes. C’estlà que vinrent étudier les peintres et les sculpteurs les plus célèbres, Fra Giovanni da Fiesole, Fra Filippo,Filippino, Alesso Baldovinetti, Andrea dal Castagno, Andrea del Verrocchio, Domenico del Ghirlandaio,Sandro di Botticello, Léonard de Vinci, Pietro Perugino, Fra Bartolommeo di San-Marco, MariottoAlbertinelli, le divin Michel-Ange Buonarroti, Raphaël d’Urbin (5), le Granaccio, Lorenzo di Credi, Ridolfodel Ghirlandaio, Andrea del Sarto, le Rosso, le Franciabigio, Baccio Bandinelli, l’Espagnol Alonso, Jacopoda Pontormo, Perino del Vaga, Toto della Nunziata, et quantité de florentins et d’étrangers que nous passonssous silence, pour dire en un mot que tous ceux qui ont voulu connaître les bonnes règles et les bonsprincipes, sont allés les chercher dans cette chapelle.Malgré la réputation dont jouissent les œuvres deMasaccio, on pense qu’il se serait distingué encore davantage s’il n’eût été enlevé de ce monde à la fleur del’âge. Il n’avait que vingt-six ans (6), et sa mort fut si inopinée et si subite, que l’on pensa, non sans quelquefondement, que le poison y avait contribué plus que toute autre chose.En apprenant cette triste nouvelle,Filippo Brunelleschi ressentit une profonde douleur et s’écria : « Nous avons fait une perte immense enMasaccio. » Il lui avait enseigné la perspective et l’architecture.Masaccio fut enterré dans l’église delCarmine, l’an 1443. Comme pendant sa vie il avait été peu estimé, on ne prit pas soin alors de rappeler samémoire sur son tombeau ; mais plus tard les épitaphes ne lui manquèrent point (7).Annibal Caro composaen son honneur ce quatrain :Pinsi, e la mia pittura al ver fu pari ;L’atteggiai, l’avvivai, le diedi il moto ;Lediedi affetto. Insegni il BuonarrotoA tutti gli altri e da me solo impari.Fabbio Segni lui consacra ces vers:Invida cur Lachesis primo sub flore juventæ Pollice discindis stamina funereo ?Hoc uno occiso innumerosoccidis Apelles : Picturæ omnis obit, hoc obeunte, lepos,Hoc sole extincto extinguuntur sidera cuncta. Heu !decus omne perit hoc pereunte simul. Pour bien juger certaines époques, il faut tenir compte de40

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celles qui les ont précédées ; pour bien apprécier certains hommes, il faut ne pas oublier ceux qui sont venusavant eux. Jetons donc un regard en arrière, si nous voulons connaître Masaccio, cette grande et sérieusefigure qui, d’une main, lie le présent à l’avenir, et, de l’autre, se rattache au passé.Redescendons audouzième siècle. Les intelligences subissent le despotisme du dogme religieux. L’imprudent quis’aventurerait à attaquer la rigidité de ses préceptes, l’infaillibilité de ses règles, loin d’éveiller la sympathie,attirerait l’anathème sur sa tête. Les imaginations les plus brillantes, les esprits les plus énergiques, lesindividualités les plus puissantes, sont forcés de se renfermer dans le cercle tracé par l’Église. Pour elle, latradition est un rempart que les plus téméraires, les plus audacieux, n’oseraient essayer de franchir. Lessciences, les lettres, les arts, lui obéissent humblement. Elle guide leurs élans, et les comprime, au besoin,pour les fondre dans une stricte unité. On n’obtient sa protection, on n’échappe à ses colères, qu’en acceptanle rude et étroit collier du servilisme. En un mot, l’Église est tout, l’homme n’est rien. Cet état d’inertie,d’abrutissement et d’abjection, ne pouvait durer toujours. Dieu a mis au cœur de l’homme une intarissablesève d’activité, d’indépendance et de fierté, qui ne se cache et ne se repose que pour se renouveler et semontrer ensuite plus limpide, plus abondante et plus impétueuse.Un siècle s’est à peine écoulé, que déjàl’autorité de l’Église diminue, la foi s’ébranle, le doute se glisse dans les âmes, les illusions se dissipent, lesrêves s’évanouissent. L’inquiétude, avant-courière des révolutions, l’inquiétude circule partout. L’immobilitéa produit la souffrance : on veut du mouvement, mais on hésite encore, parce qu’on ne sait où aller, vers quebut se diriger. Maintenant, qu’un homme se lève et fasse le premier pas, il sera salué par de largesacclamations. Voyez quels sinistres pressentiments rident le front des vieux ouvriers byzantins. Ceux-là sontcloués à leurs croyances ; comment pourront-ils suivre la marche ? Une poignante anxiété se révèle danschacune de leurs œuvres. Ils se débattent et pleurent la perte de leur repos.Un homme naît à Florence,Cimabue. Avide de vérité, impatient d’avenir, il n’ignore point les erreurs, les souffrances, les inquiétudes dujour. Il veut y remédier. Il comprend le besoin de fonder une doctrine bienfaisante, féconde, harmonique,progressive. Quelle influence exercera-t-il sur son époque, sur l’avenir ? quel sera son essor ? son rôlesera-t-il éphémère ? ses efforts seront-ils stériles ? le germe qu’il porte doit-il fructifier ou avorter ? quejaillira-t-il de sa tête ? quels enseignements va-t-il formuler ? Relever l’homme de son abaissement, luirendre la dignité, chasser la superstition, briser la tyrannie de l’Église, abandonner la routine de Byzance,corriger et élargir la tradition : telles sont les nouveautés émises par Cimabue, mais d’une manière vague,indécise, timide. Le noble Cimabue eut peur de sa hardiesse. Heureusement, grandissait près de lui, dans sonatelier, un intrépide enfant qu’il avait arraché à la garde des troupeaux. Le pâtre Giotto, nourri des idées deson maître, se les assimila, et les érigea en principes qu’il soutint et propagea avec une audace que lebonheur couronna. Lorsque Giotto eut déployé le drapeau du progrès, toute incertitude cessa ; on se rallia àlui de toutes parts, pour aller en avant d’un commun accord. À cette révolution, qui avait substitué la liberté41

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individuelle à l’unité despotique du dogme, il ne fallut qu’un siècle pour porter ses fruits. La réédificationdevait suivre de près la destruction. À côté des ruines amoncelées, s’entassaient de précieux matériaux. Àmesure que l’on démolissait le passé, on jetait les fondements de l’avenir. Si, d’un côté, on entretenait ledoute, on raillait la croyance, on cassait les symboles, d’un autre côté, on résolvait des problèmes, onconsacrait l’examen, on réhabilitait la forme. L’harmonie présidait à l’anarchie. Ces régénérateurs étaientréunis par un même sentiment, vivifiés par un immense et unanime espoir. Aussi leur ardeur, leurpersévérance, leur dévouement, présageaient-ils d’infinis triomphes. Dès le premier choc, les disciples deByzance avaient vu leur zèle s’amoindrir, leur foi s’affaiblir. S’ils se défendaient encore contre le brûlantenthousiasme qui s’agitait autour d’eux, ils se dépitaient en secret contre les séculaires traditions auxquellesils s’obstinaient à rester fidèles. La vieillesse a souvent conscience de la pesanteur de son allure ; maispourrait-elle la changer pour la verdeur de la jeunesse, quand même elle l’essaierait ? Ainsi, tandis que lesGiotto, les Stefano, les Gaddi, les Orcagna, les Giottino, travaillaient avec énergie à l’œuvre de rénovation,les Margaritone, les Ugolino, les Buffalmacco, les Duccio, renonçaient à les suivre, exhalaient leurs regretsen paroles amères, et se cloîtraient dans leurs vieilles erreurs, d’autant plus étroitement qu’ils sentaient leurimpuissance à servir les vérités nouvelles, manifestées par leurs jeunes et heureux adversaires. La réformemorale entreprise par Cimabue et Giotto réclamait impérieusement la réforme matérielle. Aussi, ces illustresmaîtres et leurs dignes élèves s’appliquaient-ils, avec une infatigable ardeur, à l’amélioration et à larecherche des procédés et des ressources techniques. La carrière qu’ils avaient à parcourir était longue etdifficile ; ils ne devaient rien négliger de ce qui était nécessaire pour assurer leur marche, et renverser lesobstacles qui l’auraient entravée. Afin de rompre avec les types traditionnels qui les obsédaient, ilsrésolurent de s’appuyer exclusivement sur la nature, et de renier tout ce qui s’en écartait. Ils traitèrent doncavec dédain et mépris les anciens modèles, sans s’inquiéter des murmures des vieillards qui, alors commetoujours, n’avaient d’amour et de vénération que pour le passé. Ils étaient d’ailleurs entourés par tous leshommes d’érudition et de poésie, qui avaient à cœur de les encourager dans leur apostolat. Les écrits duDante, de Pétrarque, de Boccace et de Villani, l’historien de Florence, en fournissent les preuvesirrécusables. Lorsque Cimabue, Giotto, Stefano, Gaddi, Giottino, Orcagna, Paolo Uccello et Masolino daPanicale, eurent scruté la nature, et arraché à la science tous ses secrets, quelle part était réservée à Masaccio? que lui restait-il à faire ? Il s’empara de toutes les acquisitions de ses prédécesseurs, les rassembla enfaisceau, les embellit, les augmenta, et les remit aux mains de ceux qui devaient s’en servir pour porter l’artà son apogée. C’est ce que confirme Vasari, quand il nous dit que les Vinci, les Raphaël, les Michel-Ange,vinrent étudier les fresques de la chapelle del Carmine. Cela, il nous semble, suffirait à la gloire deMasaccio, lors même que la postérité n’aurait pas sanctionné ces autres paroles de Vasari : « Tout ce qui aété fait avant Masaccio est peint ; mais tout ce qu’il a fait est vrai et animé comme la nature même. »42

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NOTES. (1) Masaccio était fils de Ser Giovanni et petit-fils de Simone de la famille des Guididella Scheggia. Il naquit à San-Giovanni dans l’état de Florence, l’an 1402, comme le prouveauthentiquement le Baldinucci, Dec. III, part. i, sec. 5, c. 77 et 78.(2) La plupart des peintures de Masaccioque Vasari a mentionnées jusqu’ici sont malheureusement détruites.(3) Ce saint Paul fut impitoyablementjeté à terre lorsque l’on construisit la chapelle de Sant’-Andrea Corsini.(4) On a encore à déplorer la perte decette peinture.(5) C’est dans la chapelle del Carmine que Raphaël a pillé, s’il est permis de s’exprimer ainsi,pour les transporter dans les loges vaticanes, l’Adam et l’Ève chassés du paradis terrestre.(6) Le Baldinucciprouve que Masaccio vécut quarante-un ans. Selon le même auteur, Masaccio eut un frère nommé Giovanniqui exerça également la peinture. Voyez le Baldinucci, Dec. IV, part. i, sec. 3, c. 100.(7) Dans la premièreédition du Vasari on trouve les vers suivants : Masaccio nel Carmine Se alcun cercasse il marmo o il nomemio, La chiesa è il marmo, una capella è il nome : Morii, chè natura ebbe invidia, come L’arte del miopennel uopo e desio.Masacci Florentini ossaToto hoc teguntur temploQuem natura fortassis invidia motaNequandoque superaretur ab arteAnno ætatis suæ xxvi.Proh dôlor ! iniquissimè rapuit.Quod inopia factum fortefuitId honori sibi vertit.43

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Masaccio Adam et Eve chassés du paradisMasolino, La Tentation d’Adam et Ève.Alberti, au livre II de ce même Traité de la peinture, écrivait étrangement que « le plus grand travail dupeintre n’est pas de faire un colosse mais une histoire.44

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Dans le De Pictura Alberti développe pour la première fois les principes de la perspective linéaire qui vontrévolutionner la peinture italienne de la Renaissance.Qu’est-ce qu’une impression ? Dégager plusieurs niveaux designification.Que reproche Cézanne aux impressionnistes ? Aidez-vous dece dossier en ligne :https://www.panoramadelart.com/hommeguitarepicasso45

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Pourquoi s’éloigne-t-il de la perspective mathématique mais aussi des sensations ?L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat - Wikipedia."https://en.wikipedia.org/wiki/L%27Arriv%C3%A9e_d%27un_train_en_gare_de_La_Ciotat.Entrée d’un train en gare de la Ciotat" (ciné-concert) - YouTube." 25 févr.. 2007,https://www.youtube.com/watch?v=v6i3uccnZhQ. Date de consultation : 18 juil.. 2022"Entrée d’un train en gare de la Ciotat" (ciné-concert)47

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l’autoportrait de Picasso échappe-t-il à la représentation ?57

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Commenter les tableaux qui suivent. En quoi donnent-ils à voir la nature en train de se faire58

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Les recherches de Cézanne dans la perspective découvrent par leur fidélité aux phénomènesce que la psychologie récente devait formuler. La perspective vécue, celle de notreperception n’est pas la perspective géométrique ou photographique : dans la perception, lesobjets proches paraissent plus petits, les objets éloignés plus grands, qu’ils ne le font sur unephotographie, comme on le voit au cinéma quand un train approche et grandit beaucoupplus vite .qu’un train réel dans les mêmes conditions. Dire qu’un cercle vu obliquement estvu comme une ellipse, c’est substituer à la perception effective le schéma de ce que nousdevrions voir si nous étions des appareils photographiques : nous voyons en réalité uneforme qui oscille autour de l’ellipse sans être une ellipse.Portraits de Madame Cézanne61

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Dans un portrait de Mme Cézanne, la frise de la tapisserie, de part et d’autre du corps, nefait pas une ligne droite : mais on sait que si une ligne passe sous une large bande de papier,les deux tronçons visibles paraissent disloqués,La table de Gustave Geffroy s’étale dans le bas du tableau, mais, quand notre œil parcourtune large surface, les images qu’il obtient tour à tour sont prises de différents points de vueet la surface totale est gondolée. Il est ; vrai qu’en reportant sur la toile ces déformations, jeles fige, j’arrête le mouvement spontané par lequel elles se tassent les unes sur les autresdans la perception et tendent vers la perspective géométrique. C’est aussi ce qui arrive àpropos des couleurs. Une rose sur un papier gris colore en vert le fond. La peinture d’écolepeint le fond en gris, comptant que le tableau, comme l’objet réel, produira l’effet decontraste. La peinture impressionniste met du vert sur le fond, pour obtenir un contrasteaussi vif que celui des objets de plein air. Ne fausse-t-elle pas ainsi le rapport des tons ? Ellele fausserait si elle s’en tenait là. Mais le propre du peintre est dé faire que toutes les autres62

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couleurs du tableau convenablement modifiées enlèvent au vert posé sur le fond soncaractère de couleur réelle. De même le génie de Cézanne est de faire que les déformationsperspectives par l’arrangement d’ensemble du tableau, cessent d’être visibles pourelles-mêmes quand on le regarde globalement et contribuent seulement, comme elles le fontdans la vision naturelle, à donner l’impression d’un ordre naissant, d’un objet en traind’apparaître, en train de s’agglomérer sous nos yeux. De la même façon le contour desobjets conçu comme une ligne qui les cerne n’appartient pas au monde visible mais à lagéométrie,Si l’on marque d’un trait le contour d’une pomme, on en fait une chose, alors qu’il est lalimite idéale vers laquelle les côtés de la pomme fuient en profondeur. Ne marquer aucuncontour, ce serait enlever aux objets leur identité. En marquer un seul, ce serait sacrifier laprofondeur, c’est-à-dire la dimension qui nous donne la chose non comme étalée devantnous, mais comme pleine de réserves et comme une réalité inépuisable. C’est pourquoiCézanne suivra dans une modulation colorée le renflement de l’objet et marquera en traitsbleus plusieurs contours Le regard renvoyé de l’un à l’autre saisit un contour naissant entreeux tous comme il le fait dans la perception. Il n’y a rien de moins arbitraire que cescélèbres déformations, – que d’ailleurs Cézanne abandonnera dans sa dernière période, àpartir de 1890 quand il ne remplira plus sa toile de couleurs et quittera la facture serrée desnatures mortes.Quelle différence y-a-t-il entre le trait et le dessin ( la ligne) ?Le dessin doit donc résulter de la couleur, .si l’on veut que le monde soit rendu dans sonépaisseur, car il est une masse sans lacunes, un organisme de couleurs, à travers lesquellesla fuite de la perspective, les contours, les droites, les courbes s’installent comme des lignesde force, le cadre d’espace se constitue en vibrant. « Le dessin et la couleur ne sont plusdistincts, au fur et à. mesure que l’on peint, on dessine ; plus la couleur s’harmonise, plus ledessin se précise... Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude ». Cézannene cherche pas à suggérer par la couleur les sensations tactiles qui donneraient la forme et laprofondeur.Questions :Qu’est-ce que la couleur apporte au tableau ?63

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A quoi s’oppose la couleur ?En quoi la peinture est plus proche de la saisie du monde que la sculpture ou l’architecture ?Dans la perception primordiale, ces distinctions du toucher et de la vue sont inconnues.C’est la science du corps humain qui nous apprend ensuite à distinguer nos sens. La chosevécue n’est pas retrouvée ou construite à partir des données des sens, mais s’offre d’embléecomme le centre d’où elles rayonnent. Nous voyons la profondeur, le velouté, la mollesse,la dureté des objets, – Cézanne disait même : leur odeur. Si le peintre veut exprimer lemonde, il faut que l’arrangement des couleurs porte en lui ce Tout indivisible ; autrement sapeinture sera une allusion aux choses et ne les donnera pas dans l’unité impérieuse, dans laprésence, dans la plénitude impossible à surpasser qui est pour nous tous la définition duréel. C’est pourquoi chaque touche donnée doit satisfaire à une infinité de conditions, c’estpourquoi Cézanne méditait quelquefois pendant une heure avant de la poser, elle doit,comme le dit Bernard, ‘contenir l’air, la lumière, l’objet, le plan, le caractère, le dessin, lestyle’. L’expression de ce qui existe est une tâche infinie.Pas davantage Cézanne n’a négligé la physionomie des objets et des visages, il voulaitseulement la saisir quand elle émerge de la couleur. Peindre un visage « comme un objet »,ce n’est pas le dépouiller de sa « pensée ». « J’entends que le peintre l’interprète », ditCézanne, « le peintre n’est pas un imbécile ». Mais cette interprétation ne doit pas être unepensée séparée de la vision... « Si je peins tous les petits bleus et tous les petits marrons, jele fais regarder comme il regarde… Au diable s’ils se doutent comment, en mariant un vertnuancé à un rouge, on attriste une bouche ou on fait sourire une joue ». L’esprit se voit et selit dans les regards, qui ne sont pourtant que des ensembles colorés. Les autres esprits nes’offrent à nous qu’incarnés, adhérents à un visage et à des gestes. Il ne sert à rien d’opposerici les distinctions de l’âme et du corps, de la pensée et de la vision, puisque Cézannerevient justement à l’expérience primordiale d’où ces notions sont tirées et qui nous lesdonne inséparables. Le peintre qui pense et qui cherche l’expression d’abord manque lemystère, renouvelé chaque fois que nous regardons quelqu’un, de son apparition dans lanature. Balzac décrit dans La Peau de Chagrin une « nappe blanche comme une couche deneige fraîchement tombée et sur laquelle s’élevaient symétriquement les couverts couronnésde petits pains blonds ». « Toute ma jeunesse, disait Cézanne, j’ai voulu peindre ça, cettenappe de neige fraîche...Je sais maintenant qu’il ne faut vouloir peindre que : s’élevaientsymétriquement les couverts, et : de petits pains blonds. Si je peins ‘couronnés’, je suis64

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foutu, comprenez-vous ? Et si vraiment j’équilibre et je nuance mes couverts et mes painscomme sur nature, soyez sûrs que les couronnes, la neige et tout le tremblement y seront ».à lire etexpliquerLa peau de chagrin de BalzacLe peintre qui pense et qui cherche l’expression d’abord manquele mystère, renouvelé chaque fois que nous regardons quelqu’un,de son apparition dans la nature. Balzac décrit dans La Peau deChagrin une « nappe blanche comme une couche de neigefraîchement tombée et sur laquelle s’élevaient symétriquementles couverts couronnés de petits pains blonds ». « Toute majeunesse, disait Cézanne, j’ai voulu peindre ça, cette nappe deneige fraîche...Je sais maintenant qu’il ne faut vouloir peindreque : s’élevaient symétriquement les couverts, et : de petits painsblonds. Si je peins ‘couronnés’, je suis foutu, comprenez-vous ?Et si vraiment j’équilibre et je nuance mes couverts et mes painscomme sur nature, soyez sûrs que les couronnes, la neige et toutle tremblement y seront ».1Nous vivons dans un milieu d’objets construits par les hommes, entre des ustensiles, dansdes maisons, des rues, des villes et la plupart du temps nous ne les voyons qu’à travers lesactions humaines dont ils peuvent être les points d’application. Nous nous habituons àpenser que tout cela existe nécessairement et est inébranlable. La peinture de Cézanne meten suspens ces habitudes et révèle le fond de nature inhumaine sur lequel l’hommes’installe. C’est pourquoi ses personnages sont étranges et comme vus par un être d’uneautre espèce. La nature elle-même est dépouillée des attributs qui la préparaient pour descommunions animistes : le paysage est sans vent, l’eau du lac d’Annecy sans mouvement,les objets gelés hésitants comme à l’origine de la terre. C’est un monde sans familiarité, oùl’on n’est pas bien, qui interdit toute effusion humaine. Si l’on va voir d’autres peintres enquittant les tableaux de Cézanne, une détente se produit, comme après un deuil lesconversations renouées masquent cette nouveauté absolue et rendent leur solidité auxvivants. Mais seul un homme justement est capable de cette vision qui va jusqu’aux racines,en deçà de l’humanité constituée. Tout montre que les animaux ne savent pas regarder,65

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s’enfoncer dans les choses sans en rien attendre que la vérité. En disant que le peintre desréalités est un singe, Emile Bernard dit donc exactement le contraire de ce qui est vrai, etl’on comprend comment Cézanne pouvait reprendre la définition classique de l’art :l’homme ajouté à la nature.En quoi consiste l’étrangeté de l’art de Cézanne ? Pourquoi parler d’inhumain ?Sa peinture ne nie pas la tradition. A París, Cézanne allait chaque jour au Louvre. Il pensaitqu’on apprend à peindre, que l’étude géométrique des plans et des formes est nécessaire. Ilse renseignait sur la structure géologique des paysages. Ces relations abstraites devaientopérer dans l’acte du peintre, mais réglées sur le monde visible. L’anatomie et le dessin sontprésents quand il pose une touche, comme les règles du jeu dans une partie de tennis. Ce quimotive un geste du peintre, ce ne peut jamais être la perspective seule ou la géométrie seuleou les lois de la décomposition des couleurs ou quelque connaissance que ce soit. Pour tousles gestes qui peu à peu font un tableau, il n’y a qu’un seul motif, c’est le paysage dans satotalité et dans sa plénitude absolue, – que justement Cézanne appelait un ‘motif’. Ilcommençait par découvrir les assises géologiques. Puis il ne bougeait plus et regardait, l’œildilaté, disait Mme Cézanne. Il ‘germinait’ avec le paysage. Il s’agissait, toute scienceoubliée, de ressaisir, au moyen de ces sciences, la constitution du paysage commeorganisme naissant. Il fallait souder les unes aux autres toutes les vues partielles que leregard prenait, réunir ce qui se disperse par la versatilité des yeux, « joindre les mainserrantes de la nature », dit Gasquet. ‘Il y a une minute du monde qui passe, il faut la peindredans sa réalité’. La méditation s’achevait tout d’un coup, ‘Je tiens mon motif’[2], disaitCézanne, et il expliquait que le paysage doit être ceinturé ni trop haut ni trop bas, ou encoreramené vivant dans un filet qui ne laisse rien passer. Alors il attaquait son tableau par.tousles côtés à la fois, cernait de taches colorées le premier trait de fusain, le squelettegéologique. L’image se saturait, se liait, se dessinait, s’équilibrait, tout à la fois venait àmaturité. Le paysage, disait-il, se pense en moi et je suis sa conscience. Rien n’est pluséloigné du naturalisme que cette science intuitive. L’art n’est ni une imitation ni d’ailleursune fabrication suivant les vœux de l’instinct ou du bon goût. C’est une opérationd’expression. Comme la parole nomme, c’est-à-dire saisit dans sa nature et place devantnous à titre d’objet reconnaissable ce qui apparaissait confusément, le peintre, dit Gasquet,‘objective’, ‘projette’, ‘fixe’. Comme la parole ne ressemble pas à ce qu’elle désigne, lapeinture n’est pas un trompe-l’œil ; Cézanne, selon ses propres paroles ‘écrit en peintre ce66

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qui n’est pas encore peint et le rend peinture absolument’. Nous oublions les apparencesvisqueuses, équivoques et à travers elles nous allons droit aux choses qu’elles présentent. Lepeintre reprend et convertit justement en objet visible ce qui sans lui reste enfermé dans lavie séparée de chaque conscience : la vibration des apparences qui est le berceau deschoses. Pour ce peintre-là, une seule émotion est possible : le sentiment d’étrangeté, un seullyrisme : celui de l’existence toujours recommencée ».lire : le chef-d’oeuvre inconnu deBalzacLéonard de Vinci avait pris pour devise la rigueur obstinée, tous les Arts poétiquesclassiques disent que l’œuvre est difficile. Les difficultés de Cézanne, – comme celles deBalzac ou de Mallarmé, – ne sont pas de même nature. Balzac imagine, sans doute sur lesindications de Delacroix, un peintre qui veut exprimer la vie même par les couleurs seuleset garde caché son chef-d’œuvre. Quand Frenhofer meurt, ses amis ne trouvent qu’un chaosde couleurs, de lignes insaisissables, une muraille de peinture. Cézanne fut ému jusqu’auxlarmes en lisant le Chef-d’œuvre inconnu et déclara qu’il était lui-même Frenhofer. L’effortde Balzac, lui aussi obsédé par la « réalisation », fait comprendre celui de Cézanne. Il parledans la Peau de Chagrin d’une « pensée à exprimer », d’un « système à bâtir », d’une «science à expliquer ». Il fait dire à Louis Lambert, un des génies manqués de la ComédieHumaine : « ...je marche à certaines découvertes... ; mais quel nom donner à la puissancequi me lie les mains, me ferme la bouche et m’entraîne en sens contraire à ma vocation ? »Il ne suffit pas de dire que Balzac s’est proposé de comprendre la société de son temps.Décrire le type du commis-voyageur, faire une « anatomie des corps enseignants » ou mêmefonder une sociologie, ce n’était pas une tâche surhumaine.-Une fois nommées, les forcesvisibles, comme l’argent et les passions, et une fois décrit le fonctionnement manifeste,Balzac se demande à quoi va tout cela, quelle en est la raison d’être, ce que veut dire parexemple cette Europe « dont tous les efforts tendent à je ne sais quel mystère de civilisation», ce qui maintient intérieurement le monde et fait pulluler les formes visibles. PourFrenhofer, le sens de la peinture est le même : « ... une main ne tient pas seulement aucorps, elle exprime et continue une pensée qu’il faut saisir et rendre... La véritable lutte estlà ! Beaucoup de peintres triomphent instinctivement sans connaître ce thème de l’art. Vousdessinez une femme, mais vous ne la voyez pas. » L’artiste est celui qui fixe et rendaccessible aux plus « humains » des hommes le spectacle dont ils font partie sans le voir.67

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Il n’y a donc pas d’art d’agrément. On peut fabriquer des objets qui font plaisir en liantautrement des idées déjà prêtes et en présentant des objets déjà vus. Cette peinture oucette-parole seconde est ce qu’on entend généralement par culture. L’artiste selon Balzac ouselon Cézanne ne se contente pas d’être un animal cultivé, il assume la culture depuis sondébut et la fonde à nouveau, il parle comme le premier homme a parlé et peint comme sil’on n’avait jamais peint. L’expression ne peut alors pas être la traduction d’une pensée déjàclaire, puisque les pensées claires sont celles qui ont déjà été dites en nous-mêmes ou parles autres. La « conception » ne peut pas précéder l’ « exécution ». Avant l’expression, iln’y a rien qu’une fièvre vague et seule l’œuvre faite et comprise prouvera qu’on devaittrouver là quelque chose plutôt que rien. Parce qu’il est revenu pour en prendre conscienceau fond d’expérience muette et solitaire sur lequel sont bâtis la culture et l’échange desidées, l’artiste lance son œuvre comme un homme a lancé la première parole, sans savoir sielle sera autre chose qu’un cri, si elle pourra se détacher du flux de vie individuelle où ellenaît et présenter, soit à cette même vie dans son avenir, soit aux monades qui coexistentavec elle, soit à la communauté ouverte des monades futures, l’existence indépendante d’unsens identifiable, Le sens de ce que va dire l’artiste n’est nulle part, ni dans les choses, quine sont pas encore sens, ni en lui-même, dans sa vie informulée. II appelle de la raison déjàconstituée, et dans laquelle s’enferment les « hommes cultivés », à une raison quiembrasserait ses propres origines. Comme Bernard voulait le ramener à l’intelligencehumaine, Cézanne répond : « je me tourne vers l’intelligence du Pater Omnipotens ». Il setourne en tout cas vers l’idée ou le projet d’un Logos infini. L’incertitude et la solitude deCézanne ne s’expliquent pas, pour l’essentiel, par sa constitution nerveuse, mais parl’intention de son œuvre. L’hérédité avait pu lui donner des sensations riches, des émotionsprenantes, un vague sentiment d’angoisse ou de mystère qui désorganisaient sa vievolontaire et le coupaient des hommes ; mais ces dons ne font une œuvre que par l’acted’expression et ne sont pour rien dans les difficultés comme dans les vertus de cet acte. Lesdifficultés de Cézanne sont celles de la première parole. Il s’est cru impuissant parce qu’iln’était pas omnipotent, parce qu’il n’était pas Dieu et qu’il voulait pourtant peindre lemonde, le convertir entièrement en spectacle, faire voir comment il nous touche. Unethéorie physique nouvelle peut se prouver parce que l’idée ou le sens est relié par le calcul àdes mesures qui sont d’un domaine déjà commun à tous les hommes. Un peintre commeCézanne, un artiste, un philosophe, doivent non seulement créer et exprimer une idée, maisencore réveiller les expériences qui l’enracineront dans les autres consciences. Si l’œuvreest réussie, elle a le pouvoir étrange de s’enseigner elle-même. En suivant les indications du68

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tableau, ou du livre, en établissant des recoupements, en heurtant de côtés et d’autres,guidés par la clarté confuse d’un style, le lecteur ou le spectateur finissent par retrouver cequ’on a voulu leur communiquer. Le peintre n’a pu que construire une image. Il fautattendre que cette image s’anime pour les autres. Alors l’œuvre d’art aura joint ces viesséparées, elle n’existera plus seulement en l’une d’elles comme un rêve tenace ou un délirepersistant, ou dans l’espace comme une toile coloriée, elle habitera indivisé dans plusieursesprits, présomptivement dans tout esprit possible comme une acquisition pour toujours.Ainsi les « hérédités », les « influences », – les accidents de Cézanne, – sont le texte que lanature et l’histoire lui ont donné pour sa part à déchiffrer. Elles ne fournissent que le senslittéral de son œuvre. Les créations de l’artiste, comme d’ailleurs les décisions libres del’homme, imposent à ce donné un sens figuré qui n’existait pas avant elles. S’il nous sembleque la vie de Cézanne portait en germe son œuvre, c’est parce que nous connaissonsl’œuvre d’abord et que nous voyons à travers elle les circonstances de la vie en leschargeant d’un sens que nous empruntons à l’œuvre. Les donnés de Cézanne que nousénumérons et dont nous parlons comme de conditions pressantes, si elles devaient figurerdans le tissu de projets qu’il était, ne pouvaient le faire qu’en se proposant à lui comme cequ’il avait à vivre et en laissant indéterminée la manière de la vivre. Thème obligé audépart, elles ne sont, replacées dans l’existence qui les embrasse, que le monogramme etl’emblème d’une vie qui s’interprète elle-même librement.Anticipation du tout sur les parties dans le geste pictural : dans le tableau les diverséléments (touches, traits) ne deviennent possibles et pertinents que par cette anticipationd’une totalité qui se cherche et qui s’y met en jeu à chaque moment. R. M. Rilke écrivait àsa femme à propos du portrait de « Mme Cézanne à la jupe rayée » : « c’est comme sichaque point du tableau avait connaissance de tous les autres »Mais comprenons bien cette liberté. Gardons-nous d’imaginer quelque force abstraite quisuperposerait ses effets aux « données » de la vie ou qui introduirait des coupures dans ledéveloppement. Il est certain que la vie n’explique pas l’œuvre,mais certain aussi qu’elles communiquent. La vérité est que cette œuvre à faire exigeaitcette vie. Dès son début, la vie de Cézanne ne trouvait d’équilibre qu’en s’appuyant àl’œuvre encore future, elle en était le projet, et l’œuvre s’y annonçait par des signesprémonitoires que nous aurions tort de prendre pour des causes, mais qui font de l’œuvre et69

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de la vie une seule aventure. Il n’y a plus ici de causes ni d’effets, ils se rassemblent dans lasimultanéité d’un Cézanne éternel qui est la formule à la fois de ce qu’il a voulu être et dece qu’il a voulu faire. Il y a un rapport entre la constitution schizoïde et l’œuvre de Cézanneparce que l’œuvre révèle un sens métaphysique de la maladie, – la schizoïdie commeréduction du monde à la totalité des apparences figées et mise en suspens des valeursexpressives, – que la maladie cesse alors d’être un fait absurde et un destin pour devenir unepossibilité générale de l’existence humaine quand elle affronte avec conséquence un de sesparadoxes, – le phénomène d’expression, – et qu’enfin c’est la même chose en ce sens-làd’être Cézanne et d’être schizoïde. On ne saurait donc séparer la liberté créatrice descomportements les moins délibérés qui s’indiquaient déjà dans les premiers gestes deCézanne enfant et dans la manière dont les choses le touchaient. Le sens que Cézanne dansses tableaux donnera aux choses et aux visages se proposait à lui dans le monde même quilui apparaissait, Cézanne l’a seulement délivré, ce sont les choses mêmes et les visagesmêmes tels qu’il les voyait qui demandaient à être peints ainsi et Cézanne a seulement dit cequ’ils voulaient dire. Mais alors où est la liberté ? Il est vrai, des conditions d’existence nepeuvent déterminer une conscience que par le détour des raisons d’être et des justificationsqu’elle se donne, nous ne pouvons voir que devant nous et sous l’aspect de fins ce qui estnous-mêmes, de sorte que notre vie a toujours la forme du projet ou du choix et nousapparaît ainsi comme spontanée. Mais dire que nous sommes d’emblée la visée d’un avenir,c’est dire aussi que notre projet est déjà arrêté avec nos premières manières d’être, que lechoix est déjà, fait à notre premier souffle. Si rien ne nous contraint du dehors c’est parceque nous sommes tout notre extérieur. Ce Cézanne éternel que nous voyons surgir d’abord,qui a attiré sur l’homme Césanne les événements et les influences que l’on croit extérieurs àlui, et qui dessinait tout ce qui lui est advenu, – cette attitude envers les hommes et envers lemonde qui n’avait pas été délibérée, libre à l’égard des causes externes, est-elle libre àl’égard d’elle-même ? Le choix n’est-il pas repoussé en deçà de la vie, et y a-t-il choix là oùil n’y a pas encore un champdepossiblesclairement articulé mais un seul probable et commeune seule tentation ? Si je suis dès ma naissance projet, impossible de distinguer en moi dudonné et du créé, impossible donc de désigner un seul geste qui ne soit qu’héréditaire ouinné et qui ne soit pas spontané, – mais aussi un seul geste qui soit absolument neuf àl’égard de cette ’manière d’être au monde qui est moi depuis le début. C’est la même chosede dire que notre vie est toute construite ou qu’elle est toute donnée. S’il y a une libertévraie, ce ne peut être qu’au cours de la vie, par le dépassement de notre situation de départ,et cependant sans que nous cessions d’être le même, – tel est le problème. Deux choses sont70

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sûres à propos de la liberté : que nous ne sommes jamais déterminés, – et que nous nechangeons jamais, que, rétrospectivement, nous pourrons toujours trouver dans notre passél’annonce de ce que nous sommes devenus. C’est à nous de comprendre les deux choses à lafois et comment la liberté se fait jour en nous sans rompre nos liens avec le monde.Il y a toujours des liens, même et surtout quand nous refusons d’en convenir. Valéry a décritd’après les tableaux de Vinci un monstre de liberté pure, sans maîtresses, sans créancier,sans anecdotes, sans aventures. Aucun rêve ne lui masque les choses mêmes, aucunsous-entendu ne porte ses certitudes et il ne lit pas son destin dans quelque image favoritecomme l’abîme de Pascal. Il n’a pas lutté contre les monstres, il en a compris les ressorts, illes a désarmés par l’attention et les a réduits à. la condition de choses connues. « Rien deplus libre, c’est-à-dire rien de moins humain que ce jugement sur l’amour, sur la mort. Ilnous les donne à deviner par quelques fragments, dans ses cahiers. « L’amour dans sa fureur(dit-il à peu près), est chose si laide que la race humaine s’éteindrait, – la natura siperderebbe, – si ceux qui le font se voyaient ». Ce mépris est accusé par divers croquis, carle comble du mépris pour certaines choses est enfin de les examiner à loisir. Il dessine doncçà et là des unions anatomiques, coupes effroyables à même l’amour[1] » il est maître deses moyens, il fait ce qu’il veut, il passe à son gré de la connaissance à la vie avec uneélégance supérieure. Il n’a rien fait que sachant ce qu’il faisait et l’opération de l’art commel’acte de respirer ou de vivre ne dépasse pas sa connaissance. Il a trouvé 1’« attitudecentrale » à partir de laquelle il est également possible de connaître, d’agir et de créer, parceque l’action et la vie, devenues des exercices, ne sont pas contraires au détachement de laconnaissance. Il est une « puissance intellectuelle », il est l’ « homme de l’esprit ».Regardons mieux. Pas de révélation pour Léonard. Pas d’abîme ouvert à sa droite, ditValéry. Sans doute. Mais il y a [ci-contre] dans Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant cemanteau de la vierge qui dessine un vautour et s’achève contre le visage de l’Enfant. Il y ace fragment sur le vol des oiseaux où Vinci s’interrompt soudain pour suivre un souvenird’enfance : « Je semble avoir été destiné à m’occuper tout particulièrement du vautour, carun de mes premiers souvenirs d’enfance est que, comme j’étais encore au berceau, unvautour vint à moi, m’ouvrit la bouche avec sa queue et plusieurs fois me frappa avec cettequeue entre les lèvres[2] ». Ainsi même cette conscience transparente a son énigme, – vraisouvenir d’enfance ou fantasme de l’âge mûr. Elle ne partait pas de rien, elle ne senourrissait pas d’elle-même. Nous voilà engagés dans une histoire secrète et dans une forêt71

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de symboles. Si (Freud veut déchiffrer l’énigme d’après ce qu’on sait sur la signification duvol, des oiseaux, sur les fantasmes de fellatio et leur rapport au temps de l’allaitement, onprotestera sans doute. Mais c’est du moins un fait que les Egyptiens faisaient du vautour lesymbole de la maternité, parce que croyaient-ils, tous les vautours sont femelles et sontfécondés par le vent. C’est un fait aussi que les Pères de l’Eglise se servaient de cettelégende pour réfuter par l’histoire naturelle ceux qui ne voulaient pas croire à la maternitéd’une vierge, et c’est une probabilité que, dans ses lectures infinies, Léonard ait rencontrécette légende. 11 y trouvait le symbole de son propre sort. Il était le fils naturel d’un richenotaire qui épousa, l’année même de sa naissance, la noble dona Albiera dont il n’eut pasd’enfant, et recueillit à son foyer Léonard alors âgé de cinq ans. Ses quatre premièresannées, Léonard les a donc passées avec sa mère, la paysanne abandonnée, il’ a été unenfant sans père et il a appris le monde dans la seule compagnie de cette grande mamanmalheureuse qui paraissait l’avoir miraculeusement créé. Si maintenant nous nous rappelonsqu’on ne lui connaît aucune maîtresse et même aucune passion, qu’il fut accusé de sodomie,mais acquitté, que son journal, muet sur beaucoup d’autres dépenses plus coûteuses, noteavec un détail méticuleux les frais pour l’enterrement de sa mère, mais aussi les frais delinge et de vêtements qu’il fit pour deux de ses élèves, on ne s’avancera pas beaucoup endisant que Léonard n’aima qu’une seule femme, sa mère, et que cet amour ne laisse placequ’à des tendresses platoniques pour les jeunes garçons qui l’entouraient. Dans les quatreannées décisives de son enfance, il avait noué un attachement fondamental auquel il luifallut renoncer quand il fut rappelé au foyer de son père et où il mit toutes ses ressourcesd’amour et tout son pouvoir d’abandon. Sa soif de vivre, il ne lui restait plus qu’àl’employer dans l’investigation et la connaissance du monde, et, puisqu’on l’avait détaché,il lui fallait devenir cette puissance intellectuelle, cet homme de l’esprit, cet étranger parmiles hommes, cet indifférent, incapable d’indignation, d’amour ou de haine immédiats, quilaissait inachevés ses tableaux, pour donner son temps à de bizarres expériences, et en quises contemporains ont pressenti un mystère. Tout se passe comme si Léonard n’avait jamaistout à fait mûri, comme si toutes les places de son cœur avaient été d’avance occupées,comme si l’esprit d’investigation avait été pour lui un moyen de fuir la vie, comme s’il avaitinvesti dans ses premières années tout son pouvoir d’assentiment, et comme s’il était restéjusqu’à la fin fidèle à son enfance. Il jouait comme un enfant. Vasari raconte qu’ « ilconfectionna une pâte de cire, et, tandis qu’il se promenait, il en formait des animaux trèsdélicats, creux et remplis d’air ; soufflait-il dedans, ils volaient ; l’air en sortait-il, ilsretombaient à terre. Le vigneron du Belvédère ayant trouvé un lézard très curieux, Léonard72

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lui fit des ailes avec la peau prise à d’autres lézards et il les remplit de vif-argent, de sortequ’elles s’agitaient et frémissaient dès que se mouvait le lézard ; il lui fit aussi, de la mêmemanière, des yeux, une barbe et des cornes, il l’apprivoisa, le mit dans une boîte eteffarouchait, avec ce lézard tous ses amis[3] » (i). Il laissait ses œuvres inachevées, commeson père l’avait abandonné. Il ignorait l’autorité, et, en matière de connaissance, ne se fiaitqu’à la nature et à son jugement propre, comme le font souvent ceux qui n’ont pas étéélevés dans l’intimidation et la puissance protectrice du père. Ainsi même ce pur pouvoird’examen, cette solitude, cette curiosité qui définissent l’esprit ne se sont établis chez Vinciqu’en rapport avec son histoire. Au comble de la liberté, il est, en cela même, soumis à sonenfance, il n’est détaché d’un côté que parce qu’il est attaché ailleurs. Devenir uneconscience pure, c’est encore une manière de prendre position à l’égard du monde et desautres, et cette manière, Vinci l’a apprise en assumant la situation qui lui était faite par sanaissance et par son enfance. Il n’y a pas de conscience qui ne soit portée par sonengagement primordial dans la vie et par le mode de cet engagement.Ce qu’il peut y avoir d’arbitraire dans les explications de Freud ne saurait ici discréditer’intuition psychanalytique. Plus d’une fois, le lecteur est arrêté par l’insuffisance despreuves. Pourquoi ceci et non pas autre chose ? La question semble s’imposer d’autant plusque Freud donne souvent plusieurs interprétaions, chaque symptôme, selon lui, était «surdéterminé ». Enfin il est bien clair qu’une doctrine qui fait intervenir la sexualité partoutne saurait, selon les règles de la logique inductive, en établir l’efficace nulle part,puisqu’elle se prive de toute contre-épreuve en excluant d’avance tout cas différentiel. C’estainsi qu’on triomphe de la psychanalyse, mais sur le papier seulement. Car les suggestions73

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du psychanalyste, si elles ne peuvent jamais être prouvées, ne peuvent pas davantage êtreéliminées : comment imputer au hasard les convenances complexes que le psychanalystedécouvre entre l’enfant et l’adulte ? Comment nier que la psychanalyse nous a appris àpercevoir, d’un moment à l’autre d’une vie, des échos, des allusions, des reprises, unenchaînement que nous ne songerions pas à mettre en doute si Freud en avait faitcorrectement la théorie. La psychanalyse n’est pas faite pour nous donner, comme lessciences de la nature, des rapports nécessaires de cause à effet, mais pour nous indiquerdes rapports de motivation qui, par principe, sont simplement possibles. Ne nous figuronspas le fantasme du vautour chez Léonard, avec le passé infantile qu’il recouvre, comme uneforce qui déterminât son avenir. C’est plutôt, comme la parole de l’augure, un symboleambigu qui s’applique d’avance à plusieurs lignes d’événements possibles. Plusprécisément : la naissance et le passé définissent pour chaque vie des catégories ou desdimensions fondamentales qui n’imposent aucun acte en particulier, mais qui se lisent ou seretrouvent en tous. Soit que Léonard cède à son enfance, soit qu’il veuille la fuir, il nemanquera jamais d’être ce qu’il a été. Les décisions mêmes qui nous transforment sonttoujours prises à l’égard d’une situation de fait, et une situation de fait peut bien êtreacceptée ou refusée, mais ne peut en tout cas manquer de nous fournir notre élan et d’êtreelle-même pour nous, comme situation « à accepter » ou « à refuser », l’incarnation de lavaleur que nous lui donnons. Si l’objet de la psychanalyse est de décrire cet échange entrel’avenir et le passé et de montrer comment chaque vie rêve sur des énigmes dont le sensfinal n’est d’avance inscrit nulle part, on n’a pas à exiger d’elle la rigueur inductive. Larêverie herméneutique du psychanalyste, qui multiplie les communications de nous ànous-mêmes, prend la sexualité pour symbole de l’existence et l’existence pour symbole dela sexualité, cherche le sens de l’avenir dans le passé et le sens du passé dans l’avenir est,mieux qu’une induction rigoureuse, adaptée au mouvement circulaire de notre vie, quiappuie son avenir à son passé, son passé à son avenir, et où tout symbolise tout. Lapsychanalyse ne rend pas impossible la liberté, elle nous apprend à la concevoirconcrètement, comme une reprise créatrice de nous-mêmes, après coup toujours fidèle ànous-mêmes.Il est donc vrai à la fois que la vie d’un auteur ne nous apprend rien et que, si nous savionsla lire, nous y trouverions tout, puisqu’elle est ouverte sur l’œuvre. Comme nous observonsles mouvements de quelque animal inconnu sans comprendre la loi qui les habite et lesgouverne, ainsi les témoins de Cézanne ne devinent pas les transmutations qu’il fait subir74

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aux évènements et aux expériences, ils sont aveugles pour sa signification, pour cette lueurvenue de nulle part qui l’enveloppe par moments. Mais lui-même n’est jamais au centre delui-même, neuf jours sur dix il ne voit autour de lui que la misère de sa vie empirique et deses essais manqués, restes d’une fête inconnue. C’est dans le monde encore, sur une toile,avec des couleurs, qu’il lui faut réaliser sa liberté. C’est des autres, de leur assentimentqu’il doit attendre la preuve de sa valeur. Voilà pourquoi il interroge ce tableau qui naîtsous sa main, il guette les regards des autres poses sur sa toile. Voilà pourquoi il n’a jamaisfini de travailler. Nous ne quittons jamais notre vie. Nous ne voyons jamais l’idée ni laliberté face à face.Maurice MERLEAU-PONTY75