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Chapitre 1

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PREMIÈRE PARTIE : CES BAGELS MACULÉS DE SANGRevenons au mois d’août 2021. Une travailleuse de sexe devenue unebonne amie me dit qu’on lui donne l’occasion de faire un « coming out »public, lors d’un podcast assez connu. Elle a beau être articulée,brillante et effervescente, la perspective de se dévoiler lui fait peur. Sonenthousiasme et son charme naturel font pourtant d’elle une candidateidéale pour relayer un discours cohérent afin de défendre les droits destravailleuses du sexe. Elle décide finalement de foncer et rencontre unfranc succès. Sa prise de parole est utile à la cause et lui permet ausside s’épanouir sur le plan personnel et professionnel.En l’écoutant parler, je suis profondément ému. J’ai moi aussi le goût dejoindre ma voix à la sienne. Il me vient en tête une tonne decommentaires, de questions, d’idées. Je vois à quel point cette sortiepublique change sa vie, et pour le mieux. Un poids semble s’êtrevolatilisé de ses épaules. Je me mets à réfléchir et je repense à cettefameuse soirée de lancement aux Foufounes électriques, cette occasionratée où je n’ai pas pu participer à la conférence de presse organiséepar le Parti populaire des putes. Les idées se bousculent dans ma tête,mais il y en a une qui ne me quitte pas : moi aussi, j’aimerais pouvoirêtre out, faire une sortie publique en tant que client. Je prononce desdiscours dans ma tête, mais j’aboutis sans cesse dans des culs-de-sac.Mon propre contre-interrogatoire intime dévoile les failles de malogique. Est-ce que j’entretiens un simple fantasme de grandeur ?Qu’est-ce qui me motive ? J’y songe, sans parvenir à m’ôter l’idée de latête.La vie continue et pendant un certain temps, je mets mon coming-outsur pause. Jusqu’au 5 novembre 2021. Je l’ignore encore, mais cettejournée d’automne va me bouleverser et marquer un tournant dans mavie. Ce jour-là, Daniel Shlafman, le fils du propriétaire de Fairmount

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Bagel, une institution montréalaise centenaire, est retrouvé mort chezlui. Les médias parlent d’un suicide, mais n’écartent pas la thèse d’unmeutre. Sur les lieux, on retrouve aussi le corps non identifié d’unefemme. Le lendemain, une bonne amie me partage la rumeur qui court: il s’agirait d’une travailleuse du sexe. Je m’informe alors auprès de monréseau, je fais des recherches… en vain. Je lis et relis chaque article quime tombe sous la main. J’essaie même de lire entre les lignes. On nesouffle pas un mot sur l’identité de la victime. C’est louche. Je nagedans le vide pendant presque trois semaines. Le 25 novembre 2021, lanouvelle tombe enfin. Encore aujourd’hui, j’ai encore de la difficulté àen parler sans pleurer : le fils du proprio du Fairmount Bagel a assassinéune travailleuse du sexe!Je me trouve soudain motivé, inspiré, enragé et prêt à monter auxbarricades. Cette fois-ci, je veux lutter pour les droits de TDS. Après 25ans de militantisme fructueux pour la légalisation du cannabis, je mecroyais lasse de partir au front, mais cette tragédie rallume un feu enmoi. Et ce feu me consume avec de plus en plus d’ardeur, à mesure queles jours passent. C’est l'événement charnière qui change tout pourmoi.*Quand j’ai commencé à militer pour le pot, mon arrestation pourpossession de cannabis a été un point de bascule dans monengagement politique. C’est à ce moment-là que je suis devenu unmilitant enragé. D’une façon similaire, le jour où j’ai appris que DanielShlafman avait assassiné une travailleuse de sexe a marqué un pointtournant dans mon histoire. Ce jour-là, j’ai pris la décision de tout fairepour m’impliquer pour faire valoir les droits des TDS et mettre fin à laprohibition du travail du sexe.

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Je commence à parler de mon idée avec mes proches, à mes amies TDS,je m’informe, prépare le terrain. Ce n’est qu’un premier pas. Je trouve,un peu malgré moi, une nouvelle cause qui me tient à cœur, et pourlaquelle je veux me battre. Je décide alors de faire mon coming out entant que client. Cela manque au discours qu’on entend habituellementsur le sujet. De mon côté, je n’en peux plus de garder le silence.Désormais, je passe mes jours et mes nuits à songer à mon pland’action. Ça me suit jusque dans mes rêves. Je laisse mûrir mes idées, jeles adopte, puis les abandonne. Je ne cesse de me remettre enquestion. Ça me rappelle quand je suis devenu militant pour lecannabis; une ardeur similaire m’animait.Mon réflexe initial est d’aller revendiquer derechef : « Légalisons laprostitution! » Ç’a l’air facile. Mais je me rends très vite à l’évidence : cen’est pas vraiment une cause qui m’appartient. Un univers foisonnantde militantes pro-TDS existe déjà et ces dernières luttent depuislongtemps. Je ne peux pas débarquer comme un cheveu sur la soupe,arriver avec mes gros sabots et prétendre que je vais régler le «problème ». Je manque de connaissances sur le sujet et je ne sais pastout à fait comment me positionner, quelle identité revendiquer pourmener à bien ce combat. À l’époque où j’ai décidé de m’engagerpolitiquement pour la légalisation du cannabis, j’ignorais également lesenjeux spécifiques qui entouraient la cause. J’avais donc couru à labibliothèque afin de dévorer des centaines, non… des milliers de pagessur le sujet : je m’étais renseigné sur l’histoire du cannabis, sur le droit,la politique et les controverses que suscitait cette drogue. J’ai tout faitpour m’éduquer.En décembre 2021, je me retrouve donc dans la même position qu’il y a30 ans. Je me mets à lire de façon boulimique. Une amie féministem’offre les deux premiers livres que je lis sur le sujet, « RevoltingProstitutes » de Molly Smith et Juno Mac et « Playing the Whore », de

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Melissa Gira Grant. J’ai besoin de me renseigner sur le contextesociologique, politique, historique, juridique du travail du sexe. J’ai soifde tous les “ique” dont les livres et les essais recèlent.*Dès que j’ai la confirmation que c’est une TDS qui a été tuée parShlafman, j’ai l’impression de recevoir un coup de barre dans le ventre.Ce qui est encore plus déconcertant, c’est qu’on affirme que le gars étaitconnu du milieu. On disait de lui qu’il était un client agressif et qu’onl’avait même répertorié sur ces fameuses « listes noires » de mauvaisclients. C’est peut-être pour ça qu’il s’est trouvé une fille de Québec,fraîchement débarquée à Montréal. Une fille qui n’avait aucune chancede connaître sa réputation.Pendant trois semaines, on fait l’éloge de cet homme mort trop jeune,on crie à la tragédie : un bon fils travaillant… Quel dommage, sonsuicide… Quand on apprend finalement qu’il a tué une TDS, c’est lesilence radio. Pas de parade ni de pancarte. Il ne me vient en têtequ’une chose: FUCK YOU AND YOUR FUCKING BAGELS! Je veux agir, jesuis en beau calice de tabarnak. Mon premier réflexe de militant aguerriest de descendre dans la rue et de manifester.Je désire organiser une vigile, un rassemblement en l’honneur de lavictime. Or, comme je suis novice en matière de militantisme pro-TDS etque je dois respecter celles qui mènent la barque depuis toujours, jetéléphone à l’organisme montréalais Stella, organisme qui, depuis plusde 25 ans agit sur le terrain dans le but d’améliorer la qualité de vie destravailleuses du sexe et de sensibiliser et d’éduquer l’ensemble de lasociété aux différentes formes et réalités du travail du sexe afin que lestravailleuses du sexe aient les mêmes droits à la santé et à la sécuritéque le reste de la population.

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Je parle à la directrice, Sandra, qui prend le temps de m’écouter. Je veuxm’assurer d’avoir son accord avant d’entreprendre une quelconqueaction. Je suis surpris d’apprendre qu’elle connaît mon parcoursantérieur et mon militantisme pour la légalisation du cannabis. Elle medit qu’elle est en contact avec la famille de la victime, que les médiasconnaissent son identité, mais qu’ils la gardent confidentielle. Je suissimultanément ému et dégoûté. Ému, parce que je comprends que lesmédias et la police respectent la volonté des proches. On m’expliqueque la famille ne veut pas qu’on divulgue le nom de la victime, afin dene pas être plongée dans un second deuil, celui de devoir révéler aumonde entier que leur fille était travailleuse du sexe. Mon dégoût,quant à lui, tient au fait que j’ai l’impression qu’en gardant le secret deson identité, sa mort passera sous silence, tombera dans l’oubli etl’indifférence. J’en pleure de rage.C’est à ce moment-là que je réalise que me lancer dans le militantismepro-TDS sera un de mes plus grands défis. Rien à voir avec le weed.Cette cause nécessite un doigté et une finesse incomparable. Dans letemps où je militais pour la légalisation du cannabis, il suffisait quej’allume un joint en criant : « Pourquoi-pourquoi ne pas fumer?! C’estben légal de boire! » Or, cette fois, je me lance dans un monde qui m’estcomplètement étranger, un monde qui appartient majoritairement auxfemmes. En tant qu’homme cis, je jouis de privilèges qui m’empêchentparfois de bien cerner les enjeux d’une situation donnée. J’occupe uneposition de pouvoir. Qui plus est, je suis un homme qui veut militer pourune cause qui appartient au mouvement féministe. Quelle est maposition là-dedans ? Est-ce que je peux me déclarer féministe, moiaussi ? Me dire allié ? Je me sens dépourvu, plein d’appréhension. C’estmoi, le petit nouveau dans le décor. Je me rallie à des femmes qui sesont rassemblées, mobilisées et organisées bien avant moi. J’aibeaucoup à apprendre d’elles, même si je pense que mon coming outde client peut ajouter de l’eau à leur moulin et qu’il est nécessaire que

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les clients prennent aussi position pour décriminaliser le travail du sexe.J’ai des grosses criss de croûtes à manger.Ce qui m’effraie le plus, c’est la manière dont je serai perçu par lacommunauté des TDS. Je réfléchis longuement. La dernière chose queje veux, c’est de passer pour un dude qui débarque en s’imaginant êtreun sauveur. « C’est correct, les filles, vous avez enfin un homme devotre bord. Je vais tout arranger. » Et pourquoi vouloir les « sauver »?C’est présupposer qu’elles sont en détresse, qu’elles ont besoin d’unprince charmant. Une voix dans ma tête me prévient : STFU, no fuckingway. Si je veux mettre l’épaule à la roue, je n’ai pas du tout l’intentionde vouloir prendre le volant. Je me frotte à la cause avec humilité etrespect. Bref, je ne cherche pas à prendre parole pour ces femmes, et cen’est pas à moi de parler pour elles. Je veux plutôt amplifier leurmessage. Si ma voix peut contribuer à déstigmatiser l'expérience deshommes qui sont leurs clients, tant mieux. J’espère aussi que çamultipliera les occasions pour que les militantes se fassent entendre.Mon premier pas dans cette direction est d’écrire un discours pour lavictime de Shlafman. C’est un exercice de prise de conscience. Je n’écrispas de manifeste pour défendre les clients, je témoigne de monexpérience personnelle dans l’espoir de déstigmatiser ce secteuréconomique avec l’espoir qu’un jour, les travailleuses du sexe puissentcontinuer à nous offrir des services sexuels dans un contexterespectueux et sécuritaire.J’aimerais publier mon discours, le prononcer sur la place publique.J’assiste à la vigile du 17 décembre 2021, dans le cadre de la Journéeinternationale de lutte contre les violences faites aux TDS. J’apprendspar la suite que cette journée a été initiée en 2003 par plusieursmilitantes pro-TDS, notamment l’artiste et performeuse Annie Sprinkle.Elles s’étaient réunies à San Francisco pour commémorer les victimes de

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Gary Ridgeway, un tueur en série ayant assassiné des dizaines defemmes, dont plusieurs travailleuses du sexe. Le jour J, je décidepourtant de ne pas lire mon texte. J’ai l’impression qu’un client qui seprononce lors d’un événement qui dénonce la violence subie par lesTDS ressemble à un policier blanc qui discoure lors d’une manifestationBlack Lives Matter. Ce n’est tout simplement pas sa place. Je réalise qu’ilvaut peut-être mieux attendre avant de participer au débat.

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« Elle »5 novembre, 3 h 15 du matin. La police découvre deux corps dans unerésidence de la rue Saint-Urbain. On révèle rapidement l’identité del’homme. C’est le fils du proprio du très célèbre Fairmount Bagel. Lajeune victime, « Elle », n’est pas identifiée. Les semaines passent sansqu’on obtienne d'informations supplémentaires. Finalement, le 25novembre, presque trois semaines après le drame, on apprend qu’Elleétait une travailleuse du sexe. Son client, quant à lui, était réputé àMontréal pour être violent et dangereux.« Elle » n’a pas de nom. C’est la fille assassinée par le gars du FairmountBagel. Lui, je sais comment il s’appelle, mais j’aimerais qu’on l’oubliecollectivement pour toujours. Tandis qu’Elle, oui, Elle …. Son nom c’estjuste… Elle . Elle pourrait être n’importe qui.Isab-elleGis-elleChryst-elleMuri-elleAnnab-elleCe qu’on ne pourra jamais dire assez d’Elle , c’est qu’Elle a été assassinépar son client, parce qu’Elle travaillait dans l’industrie du sexe.Bien sûr, on n’a pas besoin de connaître son nom pour comprendre latragédie. Mais ce qu’on ne doit jamais oublier, c’est la raison pourlaquelle Elle n’a pas de nom. Car comme tant d’autres, Elle a dû lecacher, en raison du métier qu’elle exerçait.

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Pourquoi presque toutes les « Elles » cachent leur visage et leur nomlorsqu’elles annoncent leurs services ? Il y a là un paradoxe. Et si elles secachent pour se protéger, contre quoi doivent-elles se prémunir ? De laréaction de leurs proches ? Des préjugés de la société ? Des hommesmalveillants ou des mauvais clients ? Cet anonymat les vulnérabiliseparfois plus qu’il ne les aide.Le jour où la phrase « je vais le dire à ta famille » perdra de son pouvoirsera le jour où on pourra tous répondre « ils le savent déjà » sans honte,parce que le travail du sexe sera considéré comme un métier légitime,au même titre qu’être plombier, coiffeur ou chauffeur de taxi.« Elle » est nos sœurs, nos filles, nos mères, nos blondes. Elle est lesgens qu’on aime—que moi j’aime. Et moi, je suis son ami, son amant,son client - oui, je suis un client qui paye des professionnelles pour desservices sexuels tarifés et je n’ai pas peur de le dire. Or, si j’ai le privilègede l’annoncer publiquement, je respecte et je comprends ceux qui nepeuvent pas en faire autant. Ce que je ne comprends pas et que jen’accepte pas, toutefois, c’est qu’un client qui paye pour du sexe pensequ’il peut faire ce qu’il veut. Ce n’est pas parce que je paie un chauffeurde taxi que j’ai le droit de lui demander de brûler tous les feux rouges etde conduire à 200 km/h et bruler tous les feux rouges. Même si j’aimeconduire comme ça, je n’ai pas le droit de lui imposer ça. C’est la mêmechose pour le travail de sexe. Peu importe le montant, on doit tenircompte des limites de l’autre au lit. Ça se négocie d’avance, et ça serespecte! Point final!J’ai tellement d’amies, de proches, d’amantes et d’ex-copines qui sontou qui ont été travailleuses du sexe. Ça me brise le cœur chaque foisque j’entends les histoires d’horreurs qu’elles me racontent. Que ce soitleurs familles qui les renient, leurs proches qui les jugent… ou unmauvais client qui leur fait du mal.

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Je suis un client, je paye pour du sexe, et pour ça, je suis un criminel. Or,le vrai problème, ce n’est pas moi, mais la loi qui m’interdit d’avoirrecours aux services de celles qui exercent le « plus vieux métier dumonde » et qui pousse ces dernières à travailler dans des conditionsparfois dangereuses.Aujourd’hui, je déclare donc publiquement que je m’engage à tout fairepour que la situation change, pour que plus jamais on n’ait à pleurer lemeurtre d’une travailleuse du sexe anonyme. J’aimerais qu’on puisseoffrir des services sexuels comme on chauffe un taxi ou qu’on livre unepizza.J’aimerais qu’Elle ait un jour un nom.